Depuis 6 mois, les journalistes indépendants et d’opposition ne peuvent plus publier en Russie sur les forces armées sous peine de quinze ans de prison. La loi du 4 mars 2022 n’est que la première d’une série de textes anti-presse, ajoutant à l’arsenal législatif du Kremlin que Reporters sans frontières (RSF) a analysé en détail. Face à l’exode massif de journalistes qui s’en est suivi, RSF demande aux députés russes de cesser leur production frénétique de lois liberticides.

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Un amendement majeur à la loi de 2019 sur la désinformation, adopté le 4 mars dernier, prévoit jusqu’à quinze ans de prison pour les journalistes qui publient des informations considérées par les autorités comme “fausses” sur les forces armées russes ou qui les “discréditent”. Outre cette loi du 4 mars, plusieurs fois amendée, au moins six textes tout aussi orwelliens ont été adoptés à la hâte depuis l’invasion russe en Ukraine.

“La loi du 4 mars instaure de fait une censure de guerre en Russie, dénonce la responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale, Jeanne Cavelier. Car l’interprétation d’une “fausse information” sur l’armée, passible de quinze ans d’emprisonnement, est laissée à la discrétion des tribunaux soumis au pouvoir. La mise en place de cette lourde peine a sonné le signal du départ pour des centaines de journalistes et le passage à la quasi-clandestinité pour ceux qui restent. RSF soutient les journalistes russes  indépendants qui résistent courageusement aux coups portés par Vladimir Poutine et ses affidés et demande aux députés russes de cesser leur production frénétique de lois liberticides.” 

Le 22 mars, cette loi sur la désinformation a d’abord été étendue aux organes d’État russes opérant à l’étranger - le président et son administration, le FSB, les ambassades, l’agence fédérale pour le tourisme, etc. En vigueur depuis 2019, la précédente mouture de la loi sur la désinformation punissait déjà les informations “socialement significatives” non fiables : chute des cours du rouble, hausse des prix, épidémies, catastrophes naturelles… En pratique, toute information non officielle peut dès lors être bannie. Seules celles fournies par le ministère russe de la Défense sont considérées comme fiables. 

Plus de 4 000 personnes, dont des journalistes, ont déjà été poursuivies sur cette base depuis six mois. 224 d’entre elles risquent la prison, selon le dernier rapport de l’ONG russe de défense des droits de l’homme OVD-Info. Pour risquer des poursuites, il suffit par exemple, de poster sur les réseaux sociaux un lien vers la publication d'un grand média international sur les massacres de l’armée russe à Boutcha, en Ukraine.

Le procureur, un censeur tout puissant

Le 6 avril, la Douma (le Parlement russe) a adopté une loi sur l’identification publique du rôle de l'URSS et de l’Allemagne nazie et le “déni de la mission humanitaire de l’URSS dans la libération des pays d'Europe”, passible de 15 jours de prison. “Chaque soldat soviétique doit toujours être présenté comme un héros hautement moral et humaniste”, souligne l’ONG russe de défense des droits de l’homme Mass Media Defence Centre (MMDC) dans son analyse juridique.

Autre innovation : le bureau du procureur général peut désormais se passer en toute légalité de procès pour suspendre un média (presse écrite, radio, télévision et site Internet), ou empêcher son enregistrement. Les amendements adoptés le 30 juin précisent que la suspension est immédiate et sans préavis, donc sans possibilité de supprimer le contenu litigieux pour éviter une sanction. Sont visées les publications contenant toute information considérée comme “fausse”, comme un “manque de respect envers les autorités”, qui discréditent les forces armées ou les organes de l’État ; ou encore, celles qui contiennent des appels à manifester, à des sanctions, de la propagande ou des justifications de “l’extrémisme”. En cas de récidive - si plusieurs informations de ce type sont repérées sur la publication - ce blocage extrajudiciaire peut persister indéfiniment. Et si l’enregistrement d’un média est invalidé, d’autres personnes pourront publier un clone de ce média (susceptible de diffuser de la propagande) sous le même nom dès le lendemain, alerte le MMDC. De même, les médias étrangers peuvent être fermés s’ils sont enregistrés dans des États ayant introduit des restrictions sur des médias russes, en représailles. Depuis l’interdiction de diffusion du média d'État russe RT dans l’Union européenne, n’importe quel média européen peut par exemple être visé.

Une loi adoptée le 29 juin consolide le statut stigmatisant d’“agent de l’étranger”. Un statut défini comme une personne ayant reçu un soutien ou se trouvant “sous influence étrangère” et qui mène des activités politiques, collecte des informations sur des activités militaires et militaro-techniques, diffuse des messages au grand public ou participe à leur création. Les journalistes se trouvent donc en première ligne. Aujourd’hui, 172 journalistes et entités juridiques figurent déjà sur le registre des médias “agents de l’étranger”, contre une douzaine avant décembre 2020. Ce statut, qui impose une mention obligatoire avant chaque publication, vise à discréditer les médias et journalistes aux yeux de leurs lecteurs. Il implique en outre une lourde charge administrative, en particulier la déclaration auprès du ministère de la Justice de tous ses revenus et ses dépenses. Le non-respect de ces obligations est passible d’amendes ou d’emprisonnement, jusqu’à cinq ans.

Des “intérêts nationaux” élargis, aux contours flous

Sous couvert de protection des intérêts nationaux de la Russie, d’autres amendements aux contours flous adoptés ces six derniers mois, visent à censurer et à intimider les journalistes. Ces derniers risquent jusqu’à 8 ans d’emprisonnement pour “collaboration” avec une organisation internationale, par exemple. Un concept vague qui pourrait notamment englober l’utilisation par des journalistes de sources étrangères. Ils risquent encore 7 ans pour des “activités portant atteinte à la sécurité de l’État”, dont la divulgation de secrets d’État ou la participation à une organisation classée “indésirable”. C’est le cas de plusieurs médias russes d’investigation, The Insider, Vazhnye Istorii (Important Stories), Proekt ou encore du collectif international indépendant de chercheurs, d’enquêteurs et de journalistes Bellingcat. Toute mention de ces médias et toute référence à leurs enquêtes, notamment sur les Panama Papers et les biens présumés de Poutine, est en Russie un crime passible de prison. Les députés ont également élargi les actions considérées comme de l’espionnage, passible de vingt ans de prison. Un autre amendement punit d’une amende jusqu’à 6 millions de roubles (environ 100 000 euros) le fait d’afficher sur un média des publicités de géants de l’Internet qui ne se soumettent pas aux exigences de la loi russe, comme Google ou Youtube.

Aucun journaliste n’est à l’abri d’accusations graves et chaque semaine, plusieurs d’entre eux sont interpellés, soumis à des interrogatoires et à des perquisitions. Spécialiste des services spéciaux, le journaliste d’investigation Andreï Soldatov, est visé par une procédure pénale pour “fausses informations” sur la guerre depuis le 17 mars. Il a écrit sur la purge au sein du département du FSB qui a fourni à Vladimir Poutine des données sur l’Ukraine à la veille de l’invasion. Arrêté le 14 avril, Sergueï Mikhaïlov, propriétaire du petit journal indépendant Listock dans la république de l’Altaï (Sibérie orientale), risque quant à lui jusqu'à 15 ans de prison pour avoir publié sur le massacre de Boutcha et d’autres sujets liés à l’invasion de l’Ukraine. Interpellé la veille, le rédacteur en chef du magazine en ligne Novy Focus Mikhaïl Afanassiev est lui aussi poursuivi pour “fausses informations”, après un article sur des policiers anti-émeutes de Khakassie (Sibérie orientale) qui ont refusé de prendre part à la guerre. 

27 médias fermés

Directement menacés par ces nouvelles lois, qui s’ajoutent à une législation déjà répressive (voir notre rapport sur la censure sur Internet), des centaines de professionnels des médias ont fui la Russie. Au moins 27 médias ont fermé ou suspendu leurs activités dans le pays ces six derniers mois, selon OVD-Info. C’est le cas, entre autres, de médias étrangers de référence - BBC, CNN, CBC/Radio Canada… - qui sont partis après le 4 mars en raison du danger pour leurs collaborateurs. L’ONG russe de lutte contre la censure sur Internet Roskomsvoboda comptabilise pas moins de 7 000 sites bloqués depuis le début de la guerre. Parmi eux figurent des dizaines de médias, dont le site d’information le plus populaire du pays, Meduza, débloqué par RSF, ou encore Mediazona, Deutsche Welle, The New Times, Novaya Gazeta Europe. Yandex, principal moteur de recherche pour les russophones, a de son côté renforcé sa censure, retirant les médias indépendants de ses résultats de recherche.

Parallèlement à cette censure de guerre, les médias soumis au pouvoir suivent strictement la ligne éditoriale imposée par le Kremlin. Les discours de propagande fleurissent en particulier sur les chaînes de télévision d'État, les plus regardées, comme Rossiya 1 ou Perviy Kanal, qui ont élargi le temps d’antenne consacré aux émissions d’information. “Nous ne sommes pas l’agresseur”, affirme par exemple le présentateur vedette sous sanctions occidentales Vladimir Soloviev sur Rossiya 1 le 21 juin, qui fustige dans sa tirade les “nazis ukrainiens” et menace les “traîtres” et les pays occidentaux. “Zelensky est le dernier président d’Ukraine car après lui il n’y aura plus d’Ukraine”, lance-t-il aussi, belliciste, le 8 avril. 

Pour crever cette bulle de propagande, les journalistes indépendants tentent de poursuivre leur mission d’information, depuis l’étranger ou depuis la Russie, souvent sous couverture. Pour qu’ils puissent reprendre leur travail rapidement, RSF a initié en avril dernier avec ses partenaires un fond européen, le JX Fund, qui soutient des projets de média en exil. Le JX Fund lance aujourd’hui une plateforme d’information avec le MMDC pour aider tous ces journalistes à se réinstaller hors de Russie. 

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