Inde : à qui appartiennent les médias ?
Alors que l’Inde vient de sortir d’un processus électoral long d’un mois et demi, qui a reconduit le Premier ministre Narendra Modi, Reporters sans frontières (RSF) publie une enquête exclusive sur la propriété des médias en Inde. Avec, à la clé, plusieurs aspects inquiétants : un très haut niveau de concentration, des accointances politiques parfois gênantes, et un arsenal juridique largement inefficace.
“La plus grande démocratie du monde”... Derrière le cliché plus ou moins éculé, le paysage médiatique en Inde est-il à même de permettre le libre exercice du jeu démocratique par chaque citoyen ? C’est l’objet de l’enquête sur la propriété des médias (Media Ownership Monitor, MOM) en Inde, présentée par RSF à New Delhi et Bangalore. Conduite pendant six mois, en partenariat avec l’organisation indienne DataLEADS, cette étude est disponible sur la plate-forme dédiée au MOM india.mom-ltpszjrkmr.oedi.net, en versions anglaise et hindi.
Foisonnement
“Les résultats du ‘MOM’ en Inde montrent que le fait de disposer d’un très grand nombre d’organes de presse à l’échelle nationale ne se traduit pas pour autant par un paysage médiatique vraiment pluraliste, remarque Michael Rediske, le président du conseil international de RSF. Grâce à cette recherche, nous pouvons mettre à disposition, pour le monde entier, une base de données telle que chaque citoyen peut comprendre à qui appartient chaque média et qui le contrôle en dernier ressort.”
Le paysage médiatique indien est à l'image du pays : foisonnant. Selon les derniers chiffres, datés du 31 mars 2018, l’Inde compte près de 120.000 journaux enregistrés en tant qu’organes d’informations, dont 36.000 hebdomadaires. On peut également écouter 550 stations de radio FM, ou regarder 880 chaînes de télévision par satellite, dont 380 se présentent comme des chaînes consacrées “à l’actualité et à l'information”. Le nombre de sites Internet d’information est si grand qu’il en est insaisissable. Pourtant, comme le montrent les résultats du MOM, cette profusion cache en réalité des tendances lourdes à la concentration et au contrôle des contenus et de l’opinion publique.
“L’Inde est l’un des plus grands marchés médiatiques au monde, note Syed Nazakat, le directeur de DataLEADS. Et pourtant, l’étude de la concentration des médias montre qu’une petite poignée d’individus contrôle tout ce paysage. Notre recherche s’est focalisée sur l’influence que les structures d'actionnariats ont sur le pluralisme des points de vue. Cette initiative permet de renforcer la transparence sur la propriété des médias - ce qui est absolument fondamental pour la crédibilité des organes de presse et leurs relations avec les citoyens.”
Un marché énorme, une poignée d’acteurs
La presse écrite est particulièrement concentrée. Au niveau national, quatre quotidiens se partagent les trois quarts du lectorat en hindi (le Dainik Jagran, Hindustan, Amar Ujakla et le Dainik Bhaskar). Le phénomène est encore plus prégnant au niveau régional pour les publications en langue vernaculaire (bengalais, pendjabi, ourdou, assamais, etc.) : dans chaque Etat, les deux plus gros journaux respectifs concentrent toujours plus de la majorité du lectorat - on atteint les deux tiers pour les deux principaux quotidiens en tamoul, et plus de 71% pour ceux en langue telugu.
Concernant le contrôle de l’information, le secteur de la radio est 100% dans les mains du tentaculaire réseau public All India Radio (AIR). Les radios privés ne disposent d’une licence que pour diffuser des programmes de musique ou de divertissement - la production de contenu informatif leur est officiellement interdite.
Quant au secteur de la télévision, les mesures d’audience sont gardées secrètes par le Conseil de recherche sur les audiences de l’audiovisuel (Broadcast Audience Research Council, BARC), l’entité en charge de réguler le secteur. Selon elle, ce type de donnée relève du secret industriel, et non pas d’une question d’intérêt public.
Lacunes juridiques
Cet exemple est assez significatif des énormes lacunes qui caractérisent les différents dispositifs censés encadrer le paysage médiatique indien. Il n’existe aucune limite fixée à la concentration de l’actionnariat dans les domaines de la presse écrite, de l'audiovisuel ou du numérique. Pire, la loi ne dit rien sur les cas d’actionnariats croisées, selon la nature de chaque média.
La recherche de RSF a tout de même permis d’identifier les propriétaires de chaque médias grâce à une base de données fournie par le ministère indien des Entreprises - à l’exception du groupe qui gère le site d’information indépendant Scroll.in : parce qu’il est enregistré au Delaware, aux Etats-Unis, c’est le seul exemple de données d’actionnariats gardées confidentielles.
Cette apparente transparence cache cependant un phénomène plus pernicieux : les structures de quasiment tous les groupes de presse se caractérisent par de très hauts niveaux de complexité qui permettent in fine de dissimuler l’identité des véritables propriétaires et/ou de contourner certaines lois.
Proximités politiques
Ce fort niveau de concentration s’accompagne aussi de phénomènes récurrents d’appartenance ou de proximité politique des propriétaires de médias. La majorité des patrons de presse mélangent allègrement business et politique. Et plus on se concentre au niveau local, plus ces liens sont visibles et évidents.
Ainsi, la principale chaîne de télévision de l’Etat de l’Odisha, dans l’est de l’Inde, est détenue par la famille Panda, dont l’un des membres éminents, Baijayant Jay Panda, n’est nul autre que le vice-président national et porte-parole officiel du BJP, le parti du Premier ministre Modi. De même, dans l’Assam, dans le nord-est du pays, la propriétaire de la principale chaîne, NewsLive, est l’épouse d’un des principaux ministres de l'exécutif régional, lui aussi dominé par le BJP.
Chantage aux annonces
Ces cas d’accointances politiques sont d’autant plus préoccupants que les médias dépendent très largement des annonces officielles des différents gouvernements - là encore, le phénomène s’accentue sensiblement au niveau local. Cet état de fait peut permettre à certains pouvoirs politiques d’exercer un chantage aux annonces publicitaires, comme RSF l’a récemment documenté dans l’Etat du Jammu-et-Cachemire, dans le nord du pays.
Les partis politiques en tant que tels sont eux aussi de très grands investisseurs dans les espaces publicitaires des médias. Le BJP de Narendra Modi est l’un des plus gros - sinon le plus gros - annonceurs de toute le pays. Dans cet environnement, quelques sites d’information anglophones comme The Hoot, Scroll.in ou AltNews offrent des points de vue indépendants, mais leur lectorat reste confidentiel.
La propriété des médias, un enjeu global
Initiées par RSF, les enquêtes sur la propriété des médias regroupées sur la plate-forme Media Ownership Monitor font partie d’un projet global de recherche et de plaidoyer. Financé par le gouvernement allemand, il a déjà permis d’étudier la propriété des médias dans une vingtaine de pays : l’Albanie, l’Argentine, le Brésil, le Cambodge, la Colombie, l’Egypte, le Ghana, le Liban, le Maroc, le Mexique, la Mongolie, les Philippines, la Serbie, le Sri Lanka, le Pérou, l’Ukraine, la Tanzanie, la Tunisie et la Turquie. En plus de l’Inde, le projet MOM mène cette année des recherches au Pakistan et en Birmanie. Une plate-forme réunit toute ces études à l’adresse http://www.mom-ltpszjrkmr.oedi.net.
En chute de deux places par rapport à 2018, le pays se situe désormais à la 140e place sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse de RSF.