Raša Nedeljkov : “Les citoyens serbes sont victimes d'une intense campagne de propagande continue”
Dans le cadre du projet Propaganda Monitor, Reporters sans frontières (RSF) a interrogé Raša Nedeljkov, directeur de programme de l’ONG Centre pour la recherche, la transparence et la responsabilité (CRTA), et expert de la lutte contre la désinformation en Serbie, afin de mieux comprendre le fonctionnement de l'organe de propagande russe RT Balkan, basé en Serbie. Le principal objectif de la propagande du Kremlin en Serbie n’est pas nécessairement de glorifier la Russie, mais de semer le doute et le désenchantement à l’égard de l’Union européenne (UE), tout en instaurant une méfiance envers les institutions occidentales.
RSF : Depuis la publication par RSF de son enquête sur la diffusion en ligne de RT Balkan, le média propagandiste RT (anciennement Russia Today) a annoncé son intention de lancer une chaîne de télévision en Serbie et de s'étendre en Bosnie-Herzégovine, défiant ouvertement les sanctions de l'Union européenne (UE). Quel message adressez-vous aux dirigeants des États membres de l'UE et aux institutions européennes qui rencontreront leurs homologues des Balkans occidentaux le 18 décembre à Bruxelles ?
Raša Nedeljkov (RN) : Même parmi les citoyens serbes pro-démocratie et pro-européens, la perception de l’UE devient de plus en plus négative. Cela découle d’un sentiment profond qu’elle ne se préoccupe pas suffisamment de l’érosion de la démocratie en Serbie et qu’elle ferme les yeux sur les actions du président Aleksandar Vučić, voire même sur la répression croissante contre les citoyens et la société civile, au profit de ses intérêts économiques et géopolitiques. Dans ce contexte délicat, critiquer uniquement les autorités serbes au sujet de RT, sans aborder les questions brûlantes en cours – notamment l’intensification de la répression liée aux manifestations après la mort de 15 personnes causée par des “actes de corruption” dans la destruction de la gare de Novi Sad – serait mal perçu. À l’inverse, l’absence totale de critique serait également un signe d’hypocrisie.
La Serbie ne pourra jamais être intégrée à l'UE si le seul partenaire européen dans le processus est le gouvernement serbe. Traités avec respect et compréhension, les citoyens serbes doivent également faire partie du processus.
RSF : Notre récente enquête sur la propagande russe en Serbie a suscité des réactions significatives. Pour la première fois depuis des années, les médias pro-gouvernementaux serbes ont attaqué RSF et plusieurs responsables du gouvernement ont réagi de manière agressive. Le président Vučić a déclaré que, malgré les pressions, il vise à garantir que tous les points de vue soient représentés dans les médias serbes. Que révèlent ces réactions sur le fonctionnement de la propagande russe en Serbie ?
RN : Le premier point positif est qu’il y a eu une réaction. Le contexte dans lequel l’enquête de RSF a été publiée est également significatif. Elle survient à un moment où le gouvernement serbe est sous pression à cause de son incapacité à aligner sa politique étrangère sur celle de l’Union européenne et pour ses véritables intentions concernant l’adhésion à l’UE. Cette recherche suit également l’incident de Banjska au Kosovo [une attaque armée menée par des militants serbes contre la police du Kosovo en septembre 2023], qui a gravement terni la réputation du gouvernement serbe en matière de principes démocratiques.
De plus, les élections de décembre 2023 ont été marquées par des irrégularités flagrantes, notamment à Belgrade. Ces événements ont affecté l’image internationale de la Serbie ces derniers mois. En réponse, la Serbie a investi massivement dans la reconstruction de son image, notamment avec la création d’un bureau de diplomatie publique dirigé par Arnaud Guillon [ressortissant franco-serbe, directeur du bureau pour la diplomatie publique et culturelle].
Cependant, le rapport de RSF a mis en lumière le fait qu’il n’existe pratiquement aucun mécanisme de contrôle en Serbie concernant la propagande et la diffusion de la désinformation. Les médias pro-gouvernementaux serbes ont normalisé la diffusion d’informations fausses ou trompeuses au point que cela ne surprend plus le public. Ces actes restent sans conséquence, et cette normalisation a atteint un niveau tel que les récits fabriqués sont traités comme des alternatives crédibles aux faits. Cela soulève de sérieuses questions sur la direction que prend la Serbie : sommes-nous en train de construire un avenir européen pour le pays, ou sommes-nous en train de perpétuer une culture d’attaques ad hominem contre les journalistes et les voix critiques sous prétexte de pluralisme ?
RSF : En réponse à l’enquête de RSF, un discours gouvernemental a émergé, promouvant la Serbie comme un pays de liberté d’expression et une plateforme pour des points de vue divers. Ce cadrage est-il nouveau en Serbie, notamment par rapport à la propagande russe ?
RN : Ce discours est apparu pour la première fois lors du lancement de RT Balkan [en novembre 2022], prétendant offrir une perspective “alternative” et un meilleur équilibre. Nous voyons maintenant cette rhétorique reprise non seulement par le président de la Serbie, mais aussi dans les campagnes et vidéos produites par l’agence de diplomatie publique chargée d’améliorer l’image de la Serbie. Ces narratifs sont utilisés pour promouvoir un agenda populiste et autoritaire qui vise à consolider le pouvoir en délégitimant les valeurs de la démocratie libérale et de l’Occident par la propagande russe.
Cette approche repose fortement sur la relativisation, un concept central dans certains programmes de RT. L’idée est de brouiller les frontières entre la réalité et la fiction, en présentant une version déformée du pluralisme. Ce qui manque actuellement en Serbie, c’est un véritable pluralisme au sein des médias. À la place, nous avons un soi-disant pluralisme d’organes de presse, où les médias pro-gouvernementaux dominent la scène nationale et propagent les mêmes narratifs, laissant peu de place aux voix indépendantes ou critiques.
RSF : Quel est l’impact de la propagande sur les citoyens serbes ?
RN : Pour comprendre l’impact à long terme de la propagande, il faut considérer ceci : selon des sondages d’opinion, moins de Serbes soutiennent l’adhésion à l’OTAN aujourd’hui qu’un an après le bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN en 1999. Parallèlement, le pourcentage de personnes favorables à une alliance avec la Russie est passé de 11 % en 2000 à 24 % en 2022. Ce changement démontre comment la propagande façonne l’opinion publique au fil du temps, en capitalisant sur les ressentiments historiques et les narratifs politiques.
La propagande prospère également en Serbie en raison d’un manque de confiance dans les médias. Bien que de nombreux citoyens reconnaissent les manipulations et la désinformation, la majorité d’entre eux se fient encore aux chaînes de télévision nationales – contrôlées par les forces pro-gouvernementales – comme principale source d’informations politiques, sociales et économiques. Ces chaînes adoptent souvent les narratifs du gouvernement, créant un écosystème où la désinformation est légitimée et amplifiée par des responsables de l’État.
RSF : Quels sont les principaux objectifs de cet écosystème de propagande en Serbie ?
RN : La propagande en Serbie poursuit plusieurs objectifs. Le premier et le plus important est de maintenir le pouvoir du gouvernement actuel en exploitant les ressentiments historiques, comme les bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie, le conflit du Kosovo et même certains récits de la seconde guerre mondiale. Ces griefs sont utilisés pour diaboliser les démocraties occidentales, présentées comme la source des problèmes de la Serbie, qu’il s’agisse du chômage ou des difficultés économiques.
Le principal objectif n’est pas nécessairement de glorifier la Russie, mais de semer le doute et le désenchantement à l’égard de l’Union européenne et des institutions occidentales. Cette stratégie profite au gouvernement serbe, qui est enraciné dans les idéologies nationalistes des années 1990. De nombreux dirigeants actuels, y compris le président Vučić – qui était ministre de l’Information sous le régime de Slobodan Milošević [dictateur serbe et yougoslave dans les années 1990] – ont des antécédents d’utilisation des médias pour contrôler les narratifs.
Les citoyens serbes sont les victimes d’une intense campagne de propagande continue. Il est souvent difficile de distinguer les sources internes et externes de cette désinformation, car les narratifs se chevauchent et servent des intérêts mutuels. Cependant, en analysant les motivations et les bénéfices de cette désinformation – comme dans tout crime – il devient évident que le gouvernement serbe et les intérêts russes en tirent un avantage significatif.
Le gouvernement utilise ces narratifs pour renforcer sa base politique domestique en présentant la Serbie comme une fière victime des injustices occidentales. Cette approche attribue les problèmes sociaux et économiques à des acteurs externes tout en favorisant le nationalisme. Pendant ce temps, la propagande russe exploite ces narratifs pour miner la confiance dans les institutions occidentales, isolant davantage la Serbie du processus d’intégration européenne.
RSF : Quel rôle jouent les intellectuels et les universitaires dans cet écosystème de propagande ?
RN : C’est là que la stratégie de RT devient particulièrement préoccupante. En plus de servir de source pour les narratifs médiatiques dominants, RT offre une plateforme de soutien intellectuel et idéologique. Elle a cultivé un réseau de professeurs d’université, de journalistes chevronnés et de penseurs qui promeuvent le nationalisme et les idéologies anti-occidentales.
RT rassemble des individus qui apportent une validation intellectuelle au nationalisme et à l’idée d’un monde multipolaire qui affaiblit la domination occidentale. Certains de ces acteurs ont des liens directs avec le passé, tandis que d’autres sont les protégés de ces idéologues plus anciens.
RSF : Les représentants du gouvernement affirment que le président Vučić ne contrôle pas les médias influents comme le quotidien Informer ou la chaîne Pink TV, arguant qu’ils sont des entreprises indépendantes. Après 12 ans au pouvoir, cette affirmation est-elle crédible ?
RN : L’affirmation selon laquelle le président Vučić ne contrôle pas les principaux médias est difficile à prendre au sérieux après plus d’une décennie d’influence directe. Ces médias s’alignent constamment sur ses narratifs, les amplifient et ne contredisent jamais ses déclarations. Sur le sujet de l’intégration à l’UE, par exemple, les médias pro-gouvernementaux sont loin d’être neutres. La plupart d’entre eux discréditent l’UE, qui est l’entité la plus critiquée par le président, contrairement à la Chine ou à la Russie, par exemple.
L’opinion publique montre que les personnes qui consomment ces médias intériorisent ces sentiments, ce qui signifie que ces médias aident le gouvernement à préparer l’opinion publique à un éventuel abandon du processus d’intégration à l’UE.
Le rôle principal des médias est de maintenir Aleksandar Vučić au pouvoir en cultivant la peur de la menace étrangère et en le positionnant comme le sauveur de la Serbie. Cela s’aligne avec les narratifs de la propagande russe, qui exploitent également la peur et les menaces extérieures. La symbiose entre les médias pro-gouvernementaux serbes et les messages russes garantit que les mêmes ennemis – les démocraties occidentales – sont diabolisés dans les deux contextes.