Qui a tué Jean Dominique?
Organisation :
Le 3 avril 2000, Jean Dominique, journaliste et commentateur politique haïtien, était abattu dans la cour de sa station, Radio Haïti Inter. Cet assassinat de l'un des journalistes les plus célèbres du pays a profondément choqué la population : tandis que le président René Préval décrétait trois jours de deuil national, 16 000 personnes étaient présentes au stade Sylvie Cator pour assister aux funérailles. Depuis, une fondation a été créée, la "Fondasyon Eko Vwa Jean Dominique", pour faire en sorte que le crime ne reste pas impuni, et prolonger l'engagement du directeur de Radio Haïti Inter en faveur de l'éducation et de la formation de la population. "S'ils ont pu tuer Jean Dominique, ils peuvent tuer n'importe quel journaliste." A l'image de Lilianne Pierre-Paul, l'actuelle directrice de Radio Kiskeya et ancienne journaliste de Radio Haïti Inter, l'ensemble des journalistes haïtiens a pris cet assassinat comme un avertissement adressé à toute la presse. Un an plus tard, une délégation de Reporters sans frontières s'est rendue sur place, du 19 au 25 mars 2001, pour évaluer l'état d'avancement de l'enquête et identifier les problèmes susceptibles de l'entraver. Dans un pays qui a connu une dizaine d'assassinats politiques au cours des deux dernières années, où des journalistes ont récemment été l'objet d'un appel au meurtre , l'aboutissement de l'enquête sur le meurtre de Jean Dominique marquerait en effet une rupture salutaire avec la culture d'impunité que connaît le pays. Compte tenu du climat qui règne à Haïti, la plupart des personnes rencontrées par la délégation de Reporters sans frontières ont demandé à garder l'anonymat. Jean Dominique : les combats d'un démocrate
Né le 30 juillet 1930, Jean Dominique est issu de l'élite mulâtre, dans une société fortement hiérarchisée par la couleur de la peau. Agronome de formation, il s'engage aux côtés des paysans et des pauvres, ce qui lui vaudra d'être souvent considéré comme un traître par les membres de sa classe sociale. A la fin des années 1960, il entre à Radio Haïti comme reporter, station qu'il rachète en 1971 pour la rebaptiser Radio Haïti Inter. Sous sa direction, la radio multiplie les innovations. Elle lance la première programmation en créole, dans un pays où seule une petite minorité parle le français, prône le journalisme de terrain et traite l'actualité internationale. Pourfendeur du régime des Duvalier (1957-1986), il est contraint à l'exil en janvier 1981 après que sa femme, Michèle Montas, et plusieurs membres de l'équipe de Radio Haïti Inter ont été arrêtés puis expulsés par les services de sécurité. Rentré après la chute de Jean-Claude Duvalier, Baby Doc, en février 1986, il quitte de nouveau le pays en 1991, fuyant l'arrivée au pouvoir des militaires. Il reviendra en 1994, lorsque tombe le régime militaire. Après le départ des Duvalier, son combat pour la démocratie et ses préoccupations pour les questions sociales le conduisent à soutenir le mouvement Lavalas, créé autour de la candidature de Jean-Bertrand Aristide à la présidence, en 1990. Jaloux de son indépendance, Jean Dominique a cependant toujours refusé d'être le candidat d'un parti. Lorsque son ami René Préval accède à la présidence en février 1996, il devient son conseiller sans pour autant devenir membre de son cabinet. Il continue à animer son émission "Inter actualités", où il analyse et commente l'actualité haïtienne, et son programme d'interviews "Face à l'opinion". Ses critiques acerbes contre l'élite économique, les anciens duvaliéristes, les militaires, la politique haïtienne des Etats-Unis et, dernièrement, certains membres de Fanmi Lavalas, lui valent de nombreux ennemis. Jean Dominique est abattu le 3 avril 2000, à son arrivée à la radio, située au 522 rue Delmas, dans le quartier du même nom de la banlieue de Port-au-Prince. Après avoir manœuvré pour garer sa voiture dans la petite cour de la radio, le journaliste descend de son véhicule pour se diriger vers l'entrée du bâtiment. Entre-temps, un inconnu est entré à pied dans l'enceinte de la radio. S'approchant de Jean Dominique, il sort son arme et tire à sept reprises dans sa direction, avec des balles de calibre 9 mm. Quatre projectiles au moins atteignent le journaliste, le blessant mortellement à la carotide et à l'aorte. Le journaliste meurt pratiquement sur le coup. Jean-Claude Louissaint, le gardien de la station, est immédiatement abattu d'une balle de même calibre, mais dite "à pointe creuse". "Jean a été tué parce qu'il était incontrôlable"
Pour son épouse Michèle Montas, un an après l'assassinat, il n'y a qu'une certitude : "Jean a été tué parce qu'il était incontrôlable." Un homme d'autant plus dangereux qu'"il avait les moyens d'empêcher beaucoup de gens de faire beaucoup d'argent", ajoute la veuve du journaliste, avant de préciser que, contrairement à certaines rumeurs, "Jean n'avait de dossiers sur personne, mais avait cette capacité à saisir des informations éparses pour les analyser et révéler ce qu'elles annonçaient." Sa fille Gigi rappelle par ailleurs que les questions sans complaisance du journaliste avaient valu à plusieurs personnes de perdre leur poste après une interview.
Les débuts de l'enquête ont été marqués par de nombreuses fausses pistes. Quelques jours seulement après le 3 avril, on apprend que le cadavre de "l'assassin présumé du journaliste" a été retrouvé pour découvrir, peu après, que l'inconnu en question est décédé trois jours avant la date de l'assassinat. Fin avril, alors qu'il s'apprêtait à traverser la frontière pour se rendre en République dominicaine, Bob Lecorps, un homme déjà accusé en 1997 d'avoir participé à l'assassinat de l'ancien ministre de la Justice Guy Malary, est arrêté. Faute de preuves, la piste est rapidement abandonnée. Lecorps est libéré. Entre 70 à 80 personnes ont été entendues par Jean Sénat Fleury et Claudy Gassant, les deux juges qui ont successivement mené l'instruction. Un an après, les enquêteurs sont parvenus à établir les faits suivants :
C'est en enquêtant sur l'origine des voitures ayant été utilisées dans l'assassinat de Jean Dominique que les enquêteurs se sont intéressés à Jean Wilner Lalanne. Ce dernier travaillait pour un réseau de voitures volées. Il était également recherché pour l'assassinat d'un ingénieur dans la banlieue nord de Port-au-Prince. Bien que déjà appréhendé dans cette première affaire, il avait, à l'époque, été libéré dans des circonstances douteuses. Soupçonné d'être le lien entre les tueurs et les commanditaires, Jean Wilner Lalanne est arrêté le 15 juin 2000. Blessé par balles à la fesse et à la cuisse lors de son interpellation, il décède treize jours plus tard au cours de l'opération qu'il subit pour une fracture du fémur. La cause exacte du décès n'a pas été établie. Le diagnostic du chirurgien orthopédiste qui a mené l'opération, le Dr Alix Charles, privilégie la thèse de l'embolie pulmonaire, mais ce diagnostic aurait été contredit par l'autopsie. Deux mois plus tard, lorsqu'une nouvelle autopsie est ordonnée, on constate que le corps de Lalanne a disparu depuis plusieurs semaines sans aucune explication. Une enquête a été ouverte par le juge d'instruction. Début juillet 2000, quelques jours après la mort de Jean Wilner Lalanne, Radio Haïti Inter s'était interrogée sur le recours à la violence lors de l'arrestation de ce suspect. Au total, trois des personnes arrêtées pour leur participation supposée à l'assassinat de Jean Dominique ont été blessées lors de leur interpellation, dont le tueur présumé, Jamely Millien. Après son arrestation, Lalanne a fait part à plusieurs reprises de sa peur d'être tué. Or, au début de son séjour à l'hôpital, personne n'avait été affecté à sa surveillance. Par la suite, des personnes ont pu le rencontrer dans sa chambre sans la présence des policiers. Pendant les treize jours qui ont précédé son opération, Lalanne n'a été entendu qu'une fois par le juge d'instruction qui l'aurait interrogé uniquement sur l'assassinat de l'ingénieur. Alors qu'il avait désigné un autre médecin, Lalanne a été opéré par le Dr Alix Charles. Le 28 juin 2000, il est transféré de l'Hôpital général à l'hôpital Saint-François de Sales où il est opéré dans l'après-midi par le Dr Charles, assisté d'un chirurgien assistant, le Dr Delaneau, et de deux anesthésistes, Marie Yves-Rose Chrisostome et Gina Georges. Les quatre personnes ont été par la suite entendues par le juge. Le Dr Alix Charles est aujourd'hui inculpé pour homicide involontaire, mais il n'a pas répondu à la convocation du juge. Quatre autres personnes sont actuellement incarcérées dans le cadre de cette affaire. En fait, plusieurs personnes s'interrogent sur les liens existant entre le Dr Charles et Dany Toussaint. Le Dr Charles est un ami de Richard Salomon, considéré comme le "bras droit" du sénateur. Par ailleurs, c'est l'avocat de Lalanne, Me Ephésien Joassaint, qui est venu solliciter le médecin. Or, Me Joassaint avait été recommandé à Lalanne par Jean-Claude Nord, l'avocat de Dany Toussaint. Suite
Publié le
Updated on
20.01.2016