Lettre ouverte au Premier ministre
Deux ans jour pour jour après l'assassinat du journaliste Mayilvaganam Nimalarajan à son domicile de Jaffna (nord du pays), Reporters sans frontières et le réseau Damoclès dénoncent l'impunité qui prévaut dans cette affaire. Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre, les deux organisations ont exigé de nouvelles avancées dans une enquête qui implique la milice tamoule EPDP.
Monsieur Ranil Wickramesinghe
Premier ministre de la République du Sri Lanka
Colombo
Sri Lanka Paris, le 17 octobre 2002 Monsieur le Premier Ministre, Il y a maintenant deux ans, le 19 octobre 2000, Mayilvaganam Nimalarajan, journaliste sri lankais, était assassiné à son domicile de Jaffna. Le lendemain de sa mort, les plus hautes autorités, notamment la présidente de la République, s'étaient engagées à faire ouvrir une enquête pour établir les mobiles du meurtre et en identifier les auteurs. Or à ce jour, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès, engagés dans la lutte contre l'impunité, ne peuvent que constater qu'ils n'ont toujours pas été formellement identifiés, jugés et punis. Pas plus que les commanditaires. Pour autant, sous l'impulsion du gouvernement que vous dirigez, la police a relancé l'enquête, restée au point mort sous le gouvernement précédent. Nos organisations s'en félicitent, et souhaitent vous faire part, dans cette lettre ouverte, d'une série de constatations et de recommandations tirées d'une mission d'enquête menée au Sri Lanka, en juin 2002. Selon les informations recueillies par la mission à Colombo et à Jaffna, les hommes du Criminal Investigation Department (CID) ont fait avancer l'enquête, de janvier à septembre 2002, de manière spectaculaire. Ainsi, au moins six personnes ont été interpellées, interrogées et placées en garde à vue pour leur implication possible dans le meurtre. Aucun suspect n'a avoué une responsabilité directe dans l'assassinat, mais certains ont mis en cause d'autres personnes. Cette relance de l'enquête, sous la pression du ministère de l'Intérieur, du procureur général et du juge d'instruction de Jaffna, et malgré le manque de moyens du CID, a déjà été saluée par la mission de Reporters sans frontières et le réseau Damoclès. Notamment lors d'une rencontre, le 19 juin 2002, avec John Amaratunga, ministre de l'Intérieur, à qui les représentants des deux organisations ont demandé qu'aucune piste ne soit négligée. En réponse, le ministre a confirmé la volonté du gouvernement de faire la lumière sur cette affaire. Néanmoins le 11 septembre dernier, deux suspects, David Michael Collins et Vishua, ont été libérés sous caution par la Haute Cour de Vavuniya. Suite à une demande de l'avocat du parti tamoul EPDP, le juge, connu pour sa clémence, a décidé de les libérer contre le paiement de 100 000 roupies chacun. Nous dénonçons cette décision du magistrat de la Haute Cour de Vavuniya qui pourrait compromettre sérieusement la poursuite de l'enquête, d'autant que les passeports de ces deux suspects n'ont pas été confisqués le temps de l'instruction. Pourtant, un autre suspect, connu sous le nom de Napoléon, aurait déjà fui le pays après la défaite électorale de l'EPDP, dont il était un cadre militaire. A plusieurs reprises, Reporters sans frontières avait dénoncé le manque de volonté du gouvernement précédent de faire avancer l'enquête. Notre mission au Sri Lanka a permis de confirmer que d'octobre 2000 à janvier 2002, le travail de la police avait été bloqué par les autorités de Colombo et de Jaffna. Plus grave, des suspects, notamment ledit "Napoléon", ont été vus à cette époque en liberté à Jaffna. Les preuves que nous avons réunies sont accablantes. Ainsi, certains journalistes et militants des droits de l'homme de Colombo ont expliqué aux représentants de Reporters sans frontières que l'intervention publique de la présidente Chandrika Kumaratunga, à l'époque des faits, en faveur d'une enquête était paradoxalement le signe que la police et l'armée avaient le soutien, voire l'ordre, du pouvoir politique de bloquer l'affaire. Ainsi, quatre mois après le meurtre, le ministre de la Justice, Batti Weerakoon, avait déclaré à la BBC que le gouvernement n'était pas en mesure de mener une enquête sur la mort de Nimalarajan faute de commissariat à Jaffna, à cause des combats. La pression venait également de Jaffna où l'EPDP était hostile à toute avancée de l'enquête. Le parti a même mis en cause Nimalarajan et ses liens avec le mouvement des Tigres tamouls (LTTE). "Une fois que l'EPDP a réussi à convaincre la police et l'armée que Nimalarajan était proche des LTTE, comment peut-on imaginer que les services de sécurité dépensent une once d'énergie pour trouver les assassins d'un de leurs ennemis ?", nous a fait remarquer un journaliste de Jaffna. La mission s'est également attachée à mieux cerner les motifs du meurtre. Force est de constater qu'il est lié à la couverture indépendante de la situation dans la péninsule de Jaffna par Nimalarajan, correspondant de plusieurs médias sri lankais (notamment le quotidien Virakesari et l'hebdomadaire Ravaya) et du service en cinghalais de la radio britannique BBC. Ainsi, le lendemain de son assassinat, il faisait peu de doute pour ses proches qu'il avait été tué pour ses articles, par les membres armés du parti tamoul EPDP. Les témoignages recueillis pendant la mission nous permettent d'affirmer avec plus de précision que Nimalarajan recevait des menaces de l'EPDP et des forces de sécurité qui, à l'époque, travaillaient en étroite collaboration. Bien que l'EPDP affirme, par la voix de Jegatheeswaran, responsable à Jaffna, que son parti n'a "rien à voir avec ce meurtre" et qu'il s'agit de la propagande des LTTE, les proches de Nimalarajan affirment qu'il recevait régulièrement des menaces téléphoniques, notamment de l'EPDP. Deux mois environ avant le meurtre, l'épouse de Nimalarajan avait reçu un appel anonyme lui indiquant que le corps de son mari était à la morgue. Terrifiée par cette nouvelle, elle avait vu arriver Nimalarajan quelques minutes plus tard. Le président de l'Association des journalistes du Nord a confirmé à la délégation l'existence de ces menaces : "Une semaine avant sa mort, Nimalarajan est venu me voir et m'a dit être menacé de mort. Il venait de révéler que l'urne d'un bureau de vote de la ville de Palay avait été bourrée par des bulletins de l'EPDP. L'information avait été diffusée par la BBC et de nombreux journaux." Enfin, deux semaines avant les élections d'octobre 2000, Nimalarajan avait été accusé par l'armée d'avoir tenté de faire passer aux Tigres tamouls une enveloppe contenant les photographies de tous les candidats de Jaffna. En réalité, Nimalarajan avait pris ces photos à la demande de Jayasiri Jayasekera, rédacteur de Ravaya, journal dont il était le correspondant. Ils les avaient envoyées par l'intermédiaire d'un autre journaliste, mais cette enveloppe avait été confisquée par les forces de sécurité. Des membres de la police puis de l'armée s'étaient alors rendus au domicile du journaliste et l'avaient interrogé sur cette enveloppe. Dans l'après-midi de l'assassinat, des militaires avaient interrogé Nimalarajan dans le cadre de cette affaire. Des proches lui avaient alors conseillé de partir de chez lui et de Jaffna. Mais le journaliste avait refusé. Nous sommes conscients que le manque de preuves matérielles est un frein réel à l'enquête. Il existe pourtant les empreintes laissées sur une bicyclette retrouvée près du lieu du crime et qui a dû être utilisée par les meurtriers. De même, des douilles de pistolet de 9 millimètres et les restes d'une grenade offensive ont été retrouvés sur les lieux du crime. La bicyclette est sans aucun doute la piste la plus sérieuse. Elle appartient à Kandasamy Jegadeeshwaran, dit Jegan. Ancien membre de l'EPDP - il a quitté le mouvement avant les faits -, il a affirmé à la police avoir donné sa bicyclette à l'EPDP. Elle aurait ensuite été utilisée par les membres installés dans le quartier général de l'EPDP à Jaffna. Des empreintes ont été relevées sur le cadre et devaient être comparées avec celles des suspects. Aucune conclusion n'a pour l'instant été rendue. De même, l'analyse balistique des douilles retrouvées et d'un pistolet saisi par le CID au quartier général de l'EPDP n'a pas encore été transmise au juge à Jaffna. Nous vous demandons d'intervenir auprès des autorités compétentes pour que les expertises des empreintes et des armes soient réalisées dans les meilleurs délais afin d'être transmises au juge de Jaffna. Si vous le jugez nécessaire, nos organisations sont prêtes à mettre à la disposition de la police et de la justice du Sri Lanka des experts internationaux, notamment en balistique et en identité judiciaire. Par ailleurs, la mission a constaté que la police n'a jamais réellement examiné les complicités dont auraient pu bénéficier les assassins du journaliste au sein des forces de sécurité. Certes, aucun élément ne permet d'affirmer que l'armée a été directement impliquée dans la préparation du meurtre. Mais Nimalarajan résidait dans une zone de haute sécurité, sous le strict contrôle de l'armée. Les résidents devaient s'y déplacer munis d'autorisations officielles et tout visiteur devait obtenir un laissez-passer des autorités militaires. Ainsi, des dizaines de militaires se trouvaient postés dans un rayon de quatre cents mètres autour de la maison. Cependant, la mission a pu déterminer qu'un chemin n'était contrôlé par aucun check point. Les assassins ont pu s'échapper par cette voie. En revanche, il semble difficile d'imaginer que les assassins aient pu arriver à bicyclette à proximité du domicile, en traversant une partie de la ville, en plein couvre-feu, sans être vus par des militaires. Selon plusieurs journalistes de Jaffna, les patrouilles contrôlaient systématiquement les individus qui se déplaçaient la nuit. Les membres de l'EPDP, notamment ceux des forces paramilitaires, disposaient d'autorisations spéciales pour se déplacer. La mission a reçu l'assurance d'Austin Fernando, secrétaire d'Etat à la Défense, que l'armée collaborerait pleinement à l'enquête du CID. Mais les policiers n'ont pour l'instant pas pris l'initiative d'interroger à nouveau les militaires en poste le soir du crime. De même, les enquêteurs n'ont jamais tenté d'interroger les possibles commanditaires du crime. Plusieurs proches de Nimalarajan ont cité à la délégation le nom de Douglas Devananda, dirigeant de l'EPDP, qui fut ministre de la réhabilitation du Nord et des Affaires tamoules du gouvernement de Chandrika Kumaratunga. Devananda, montré du doigt par la presse, a dû se défendre d'être responsable du meurtre de Nimalarajan. Devananda a contre-attaqué et laissé entendre, en novembre 2000, que Nimalarajan était proche des Tigres tamouls. A ce jour, l'ancien ministre n'a pas été entendu dans cette affaire. La police a pourtant confirmé à la mission que si cela était nécessaire, Devananda serait convoqué. Ce dernier, toujours député de l'EPDP dans la nouvelle assemblée, ne bénéficie pas d'une immunité. Comme vous le savez, les journalistes sri lankais payent le prix fort pour exercer leur profession. Au moins trente et un d'entre eux ont été tués ou assassinés depuis 1988. Dans la grande majorité de ces cas, les meurtriers n'ont jamais été arrêtés ni jugés. Vous avez maintes fois affirmé votre attachement et celui de votre gouvernement à la liberté de la presse. Et Reporters sans frontières a constaté avec satisfaction que la promotion de la liberté des médias est devenue une priorité de votre gouvernement. En l'espace de six mois, les autorités ont aboli une veille loi liberticide qui faisait encourir aux journalistes l'emprisonnement pour des articles jugés diffamatoires. Le gouvernement a également permis la condamnation à de lourdes peines de prison de deux militaires qui avaient organisé un simulacre d'exécution à l'encontre d'un journaliste réputé. De plus, toutes les restrictions à l'accès des journalistes au nord et à l'est du pays, y compris aux zones tenues par les Tigres tamouls ont été levées. Aujourd'hui, nous espérons que le combat contre l'impunité, dans le cadre du processus de paix, sera celui de votre gouvernement. Deux ans jour pour jour après l'assassinat du journaliste M. Nimalarajan, nous vous prions instamment de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires afin que la police puisse finaliser son enquête. Nous vous demandons également de veiller à ce que le juge R. T. Vignarajah, en charge de l'affaire à Jaffna, puisse procéder à une instruction indépendante de ce dossier. Il nous semble notamment nécessaire que les suspects ne puissent pas quitter le territoire sri lankais. Nous vous demandons enfin de nous tenir informés de l'avancée de l'enquête. Je vous remercie de l'attention que vous voudrez bien accorder à nos demandes, et je vous prie d'accepter, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de ma très haute considération.
Robert Ménard
Secrétaire général