Une dizaine de journalistes ont été jugés ou poursuivis, en 2001, pour des articles d'investigation sur des sujets d'intérêt public liés aux "affaires". L'autorité judiciaire a prononcé, ces dernières années, une série de jugements particulièrement défavorables à la liberté de la presse. La Fédération Nationale de la Presse Française et RSF interpellent les candidats à l'élection présidentielle.
L'autorité judiciaire a prononcé ces dernières années, en France, une série de jugements particulièrement défavorables à la liberté de la presse. Les tribunaux font désormais le plus souvent primer dans leurs jugements le respect du secret de l'instruction, de la présomption d'innocence ou de la confidentialité de certaines informations, professionnelles ou financières, sur le droit pour les journalistes de rechercher et de diffuser librement leurs informations. Cette tendance s'est confirmée en 2001, à contre-courant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui considère le plus souvent le droit d'informer comme prioritaire "compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à maintenir la liberté de la presse".
Une dizaine de journalistes ont ainsi été jugés ou poursuivis, en 2001, pour des articles d'investigation sur des sujets d'intérêt public liés aux "affaires". La diffamation reste régulièrement invoquée à leur encontre. Pour la seule affaire "Falcone" des ventes d'armes illégales à l'Angola, deux quotidiens nationaux et quatre journalistes ont été condamnés en première instance, par le tribunal correctionnel de Paris, pour des articles d'investigation jugés "globalement" diffamatoires. Même si les faits relatés par le journaliste "ne sont pas isolément diffamatoires", précise l'un des jugements, ils le sont néanmoins "dans leur globalité du fait des insinuations qu'ils induisent". Des journalistes sont, par ailleurs, poursuivis pour "atteinte à la présomption d'innocence" en vertu des nouvelles dispositions de la loi du 15 juin 2000. La publication d'une photo d'Alfred Sirven à la prison de la Santé a ainsi été punie d'une amende de 6 098 euros, en vertu du nouvel article 35 ter de la loi de 1881 inséré par la loi renforçant la protection de la présomption d'innocence. Le tribunal a clairement indiqué que l'application de la nouvelle loi ne saurait "être écartée au motif que le droit à l'information devrait primer dans le cas d'un événement exceptionnel". Quant aux photographes qui avaient été mis en examen suite à la mort accidentelle de Lady Diana, et qui avaient bénéficié, en 1999, d'un non-lieu général, ils ont été l'objet, en 2001, de nouvelles poursuites pour "atteinte à l'intimité de la vie privée" pour les images de l'accident prises sur la voie publique.
Il y a plus grave. Aux limites traditionnelles de la liberté de la presse, posées par la loi pour prévenir et sanctionner les atteintes aux personnes, s'ajoute désormais une pratique de l'autorité judiciaire qui met en cause le fait même pour les journalistes d'être en possession de certaines informations. La Cour de cassation a validé, en 2001, l'existence pour les journalistes d'un nouveau délit de "recel" de violation du secret, professionnel ou de l'instruction, en confirmant en appel la condamnation des journalistes qui avaient produit des documents provenant du dossier d'instruction dans l'affaire des "écoutes de l'Elysée". Les journalistes n'étant légalement soumis ni au secret de l'instruction, au contraire des magistrats, policiers et greffiers, ni au secret professionnel, comme le sont les avocats, le délit de "recel" du secret de l'instruction ou du secret professionnel est apparu, dans les années 1990, avec les affaires politico-financières. Il a régulièrement été invoqué depuis par les tribunaux. C'est à ce titre que l'enregistrement et la diffusion de la "cassette Méry" a valu au journaliste Arnaud Hamelin d'être mis en examen, en octobre 2000, dans le cadre de l'information judiciaire contre Dominique Strauss-Kahn "et tous autres" pour "soustraction de document à la justice". La plus haute juridiction française a décidé de confirmer cette innovation juridique alors même que la Cour de Strasbourg a condamné la France, dans une affaire similaire en 1999, jugeant que la condamnation d'un journaliste pour recel de document provenant de la violation du secret professionnel constituait une "ingérence" anormale de l'autorité judiciaire dans la liberté d'expression.
Cette évolution inquiétante de la jurisprudence des tribunaux français va jusqu'à mettre en cause le droit pour les journalistes accusés de diffamation d'apporter les preuves de leurs affirmations, de la réalité de leur travail d'enquête et de leur bonne foi. Un journaliste a ainsi été condamné pour "recel", en mai 2001, pour avoir produit, pour sa défense, des pièces d'un dossier d'instruction lors d'une audience en diffamation deux ans plus tôt. De la même façon, la cour d'appel qui a confirmé en 2001 la condamnation d'un quotidien pour diffamation envers le docteur Garetta dans l'affaire de la transfusion sanguine, a, selon l'avocat du journal, interdit aux défendeurs de produire des documents couverts par le secret de l'instruction, qui attestaient de la réalité et du sérieux de l'enquête du journaliste. Le journaliste est ainsi pris en tenaille entre deux mises en cause, l'accusation de diffamation, s'il ne prouve pas ses allégations, et celle de "recel d'informations", si ses informations relèvent d'une instruction en cours.
Par contre, lorsque le journaliste semble mieux informé que le juge, et ses enquêtes plus avancées que les dossiers d'instruction, la tentation est grande pour l'autorité judiciaire de le contraindre à révéler ses informations et ses sources. Le respect de la protection des sources des journalistes fait ainsi régulièrement l'objet de nouvelles mises en cause en France. En septembre 2001, le journaliste-photographe Jean-Pierre Rey, spécialiste des affaires corses, a été placé en garde à vue par la Division nationale antiterroriste (DNAT) pendant près de quatre jours, durée maximale de la garde à vue dans des affaires de terrorisme, pour y être longuement interrogé sous la menace toujours implicite, mais bien réelle, d'une mise en examen. Au cours des vingt mois précédents, quatre autres journalistes avaient été placés en garde à vue dans des circonstances similaires, pour y être "entendus" dans le cadre d'enquêtes sur des attentats, en Bretagne ou en Corse, ou sur des affaires politico-financières. Le journaliste Hubert Levet qui avait publié en 1999 le bilan semestriel du groupe Matra Aérospatiale avant qu'il ne soit rendu public, avait été longuement interrogé par le pôle financier du tribunal de grande instance de Paris sur les sources de ses informations, qu'il avait refusé de révéler. L'enquête avait donné lieu à des perquisitions dans les locaux du journal, et au dépouillement de toutes ses communications téléphoniques. Le journaliste a finalement été relaxé en février dernier. En octobre 2000, Arnaud Hamelin avait, lui, été placé 48 heures en garde à vue pour y être interrogé sur les conditions dans lesquelles avait été organisé l'enregistrement de la cassette Méry, et sur les circonstances ayant conduit à la publication de son contenu dans Le Monde. En vertu de la loi du 15 juin 2000, une personne ne peut être placée en garde à vue que s'il existe à son encontre "une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction". Les journalistes placés en garde à vue depuis deux ans dénoncent, eux, une pression visant, en réalité, à les contraindre à livrer des informations qui devraient être couvertes par le secret des sources.
Ainsi, le journaliste qui enquête sur des faits présumés délictueux est souvent traité par la justice comme les auteurs présumés des faits incriminés. Cet amalgame, banalisé ces dernières années par les juges du pôle financier ou de la division antiterroriste, n'en demeure pas moins toujours aussi scandaleux. Rechercher et divulguer des informations est la base même du métier de journaliste. Dans les affaires d'intérêt public qui font l'objet de procédures judiciaires, mais qui intéressent au premier chef l'opinion, la presse doit pouvoir continuer à jouer librement son rôle, qui ne se confond pas avec celui de la justice, et exercer pleinement sa responsabilité quant à la véracité des faits, quant à l'honnêteté de l'information, quant au respect de la personne, participant ainsi à l'animation du débat démocratique.
Cet enjeu est suffisamment important pour être pris en considération par les candidats à l'élection présidentielle. La Fédération Nationale de la Presse Française et Reporters sans frontières demandent une modification du code de procédure pénale (art. 109 alinéa 2) pour renforcer la protection des journalistes entendus par la justice sur les informations recueillies dans l'exercice de leur activité. Les appels en ce sens n'ont jusque-là pas été entendus. Nous demandons aujourd'hui solennellement aux candidats de s'engager à veiller à ce que soit conforté, en droit comme en pratique, le droit pour les journalistes de rechercher et de diffuser librement leurs informations, sans avoir systématiquement à en rendre compte devant les tribunaux.
François Devevey
Directeur général
Fédération Nationale de la Presse Française
Robert Ménard
Secrétaire général
Reporters sans frontières