Cinq ans d’impunité : comment l’Arabie saoudite a balayé l’assassinat de Jamal Kashoggi

En 2018, le brutal assassinat du chroniqueur du Washington Post Jamal Kashoggi au sein du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul choquait le monde entier. Cinq ans après, aucun des auteurs de ce crime n'a réellement eu à répondre de ses actes et l’Arabie saoudite a fait son retour au cœur de la scène politique internationale. Reporters sans frontières (RSF) dénonce cette impunité persistante et continue d’explorer toutes les voies possibles afin que justice soit rendue pour le journaliste assassiné.

“C’était une erreur, c’était douloureux”, s’est exclamé Mohammed ben Salmane (MBS) récemment en évoquant l’assassinat du chroniqueur du Washington Post Jamal Kashoggi, le 2 octobre 2018. En 2019, le prince héritier avait reconnu sa “pleine responsabilité” pour le meurtre du journaliste, mais avait nié l’avoir commandité. Or un rapport déclassifié des renseignements américains suggère une toute autre version.

En dépit des aveux, l’impunité persiste. Alors que MBS répète à l’envi que “quiconque ayant été impliqué [dans le meurtre] est en prison”, des médias ont révélé, en 2021, qu’au moins trois des individus condamnés par les tribunaux saoudiens vivent dans des villas de luxe au sein d’un domaine appartenant au gouvernement situé près de Riyad, la capitale. Quant au cerveau présumé de l’opération, le tristement célèbre Saud al-Qahtani, il n’a jamais été jugé. D’ailleurs, après avoir disparu pendant quatre ans, il est réapparu dans une vidéo sur X (anciennement Twitter) en juin 2023, entouré de partisans.

Sur la scène internationale, les dirigeants de démocraties semblent avoir oublié leur promesse passée de demander des comptes à l’Arabie saoudite au nom d’une realpolitik alimentée par les crises globales. Réceptions avec tapis rouge à Paris, “check” avec le président américain Biden et invitation officielle à Buckingham Palace – le traitement “royal” réservé à MBS continue sans encombre, et pas uniquement de la part de ces dirigeants occidentaux. Rien qu’en 2023, le prince héritier a accueilli ses rivaux en matière de répression des journalistes dans leur propre pays, dont de hauts fonctionnaires iraniens et Bachar el-Assad, qui lui aussi était persona non grata et a fait son grand retour au sein de la Ligue arabe à l’invitation de Riyad.

Outre le rétablissement des liens politiques, MBS a pu compter sur un large éventail de personnalités du sport et de la culture afin de redorer son image pour passer de “paria” mondial à “dirigeant visionnaire”, qui fait de son mieux pour “réformer notre système”, ainsi qu’il l’a déclaré à la chaîne d’information américaine Fox News. Quant à ses réponses aux accusations de "sportswashing" – pratique qui consiste à exploiter ce domaine pour détourner l’attention des violations des droits humains –, le prince héritier a confié à Fox News qu’il “s’en fiche”. Ce qui est sûr, c’est que MBS n’a rien entrepris pour lever les obstacles qui entravent la liberté de la presse dans le royaume. 24 professionnels de média sont toujours derrière les barreaux en Arabie saoudite – l’un des chiffres les plus élevés au monde. Même lorsqu’ils sont libérés, les journalistes sont souvent soumis à une interdiction de voyager pendant dix ans ou plus, comme c’est le cas du blogueur Raif Badawi, autrefois emprisonné.

“L’Arabie saoudite semble avoir échappé à ses responsabilités en ce qui concerne l’assassinat de Jamal Khashoggi, ce qui résonne de manière terrifiante non seulement pour les proches du journaliste, mais aussi pour la liberté de la presse en général et la sécurité des journalistes partout dans le monde. Pendant cinq longues années, les dirigeants mondiaux ont donné carte blanche au prince héritier pendant que son gouvernement et lui éludaient leurs responsabilités pour ce crime haineux. RSF dénonce cette honteuse impunité, qui ne fait que laisser la porte ouverte à davantage d’attaques contre des journalistes. Nous continuerons de nous battre pour Jamal Khashoggi dans toutes les juridictions jusqu’à ce que justice soit faite.

Jonathan Dagher
Responsable du bureau Moyen-Orient de RSF

Des procès annulés dans plusieurs juridictions

Au cours de ces cinq ans, l’Arabie saoudite est parvenue à éviter deux procès majeurs : le premier en Turquie, où l’assassinat a eu lieu, et le second aux États-Unis, pays de résidence permanente officielle de Jamal Khashoggi, qui était détenteur d’une carte verte.

En avril 2022, la Haute Cour pénale d’Istanbul a interrompu un procès de longue haleine tenu par contumace contre 26 Saoudiens dont on présume qu’ils ont participé au crime. L’affaire a été transférée à l’Arabie saoudite, où elle a été immédiatement classée au motif que les tribunaux saoudiens avaient déjà condamné huit hommes lors de procès secrets tenus à huis clos.

De manière similaire, une autre action en justice engagée par la fiancée de Jamal Khashoggi, Hatice Centiz, contre le prince héritier auprès d’un tribunal fédéral à Washington a été rejetée. La nomination aussi soudaine que surprenante de MBS au poste de Premier ministre de l’Arabie saoudite en septembre 2022 a conduit l’administration Biden à lui accorder l’immunité aux États-Unis. Le juge a rejeté l’action en justice “en dépit du malaise de la Cour, à l’époque, que ce soit par rapport aux circonstances de la nomination de MBS ou aux allégations crédibles de son implication dans le meurtre de Jamal Khashoggi”, a écrit le juge en décembre 2022. “Jamal Khashoggi est mort une deuxième fois”, avait alors commenté Hatice Centiz.

En 2021, RSF a déposé une plainte pénale inédite auprès du procureur général d’Allemagne visant le prince héritier saoudien et d’autres hauts fonctionnaires responsables de crimes contre l’humanité dans leur persécution généralisée et systématique de journalistes, dont le meurtre de Jamal Khashoggi et la détention arbitraire de 34 journalistes. Deux ans et demi après, le procureur général n’a malheureusement toujours pas donné suite à l’affaire.

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