Publiée le 21 mars, l'ordonnance sur l'assassinat de Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, ne désigne aucun commanditaire. "A quelques jours seulement de l'anniversaire de l'assassinat du journaliste, cette ordonnance est tout simplement une insulte pour tous ceux qui luttent pour la justice en Haïti", a déclaré Reporters sans frontières.
Reporters sans frontières est profondément indignée par les conclusions de l'ordonnance sur l'assassinat de Jean Dominique (photo), directeur de Radio Haïti Inter, qui ne retient que des exécutants parmi les inculpés.
"Comme dans l'affaire Brignol Lindor, on veut nous faire croire à un crime sans commanditaire. Après trois ans d'enquête, et à quelques jours seulement de l'anniversaire de l'assassinat de Jean Dominique, cette ordonnance est tout simplement une insulte pour tous ceux qui luttent pour la justice en Haïti", a déclaré Robert Ménard, secrétaire général de Reporters sans frontières.
"Comment se fait-il que des personnes inculpées par l'ancien juge en charge de l'enquête, Claudy Gassant (photo), comme le sénateur Dany Toussaint et plusieurs de ses proches, disparaissent aujourd'hui de la liste des inculpés ?" s'est interrogé Robert Ménard. "En même temps, cette issue semblait cousue de fil blanc. Depuis l'élection de M. Aristide à la présidence, le gouvernement nous prépare au blanchiment du sénateur." Reporters sans frontières a rappelé que le juge Gassant, qui avait inculpé Dany Toussaint, un proche du Président, avait été contraint à l'exil. "Le Sénat avait ensuite rejeté la demande de levée d'immunité parlementaire du sénateur Lavalas présentée par le juge", a souligné l'organisation.
"Cette ordonnance est également une mauvaise nouvelle pour l'ensemble de la presse haïtienne qui ose critiquer le gouvernement. Elle indique aux ennemis de la liberté de la presse qu'ils n'ont rien à craindre de l'appareil judiciaire", conclut Reporters sans frontières. Pour l'organisation, Jean-Bertrand Aristide est l'un des quarante et un prédateurs de la liberté de la presse en raison de la couverture apportée par l'Etat aux agresseurs et assassins de journalistes.
Contactée par Reporters sans frontières, Michèle Montas, la veuve de Jean Dominique, a qualifié de "honteux" le contenu de l'ordonnance et a fait part de son intention de faire appel.
Une ordonnance qui écarte le sénateur Toussaint et ses proches
Selon des informations recueillies par Reporters sans frontières, le juge Bernard Saint-Vil a remis au Commissaire du gouvernement (procureur de la République), le 21 mars 2003, son ordonnance de renvoi accompagnée de la liste des personnes inculpées pour la mort du journaliste. Selon ce document, Dymsley Millien, dit Tilou, est poursuivi pour "meurtre", et Jeudi Jean Daniel, dit Guimy, Philippe Markington, Ralph Léger, Ralph Joseph, Freud Junior Desmarrates sont accusés de complicité de meurtre. Les six hommes sont déjà détenus.
En revanche, les Dr. Alix Charles et Benjamin Delano, l'avocat Ephesien Joassaint, le sénateur Dany Toussaint (photo), Franck Joseph, son garde du corps, et Richard Salomon, son "bras droit", ne sont pas inculpés "vu qu'il n'existe pas d'indices suffisants et concordants susceptibles de justifier leur responsabilité aux faits de complicité de meurtre".
Dans un rapport de Reporters sans frontières intitulé "Qui a tué Jean Dominique ?", publié un an après l'assassinat du journaliste, les noms d'Alix Charles, Benjamin Delano, Ephesien Joassaint, Richard Salomon, et Dany Toussaint apparaissaient dans le cadre de la mort suspecte de Jean Wilner Lalanne, soupçonné d'être le lien entre les commanditaires et les exécutants de l'assassinat de Jean Dominique.
Blessé à la fesse lors de son interpellation, en juin 2000, Jean Wilner Lalanne est mort au cours de l'opération qui a suivi. Bien qu'il ait désigné un autre médecin, le suspect avait été opéré par le Dr. Charles, chirurgien orthopédiste, assisté du Dr. Delano. Le Dr. Charles avait conclu à une mort par embolie pulmonaire. Un diagnostic contredit par l'autopsie. Mais, deux mois plus tard, lorsqu'une nouvelle autopsie avait été ordonnée, le corps de Jean Wilner Lalanne avait disparu de la morgue, sans explication.
Dans son rapport, Reporters sans frontières soulignait les liens entre Dany Toussaint, le Dr. Charles et Jean Wilner Lalanne. C'est Jean-Claude Nord, un avocat de Dany Toussaint, qui avait recommandé Me Ephesien Joassaint comme avocat à Jean Wilner Lalanne. Me Joassaint avait ensuite sollicité le Dr. Charles pour l'opération. Enfin, le Dr. Charles était connu pour être un ami de Richard Salomon. Dany Toussaint a cependant toujours nié connaître Jean Wilner Lalanne. Pourtant, un témoin affirme par ailleurs que Franck Joseph, le garde du corps du sénateur, avait rencontré Lalanne.
Toujours selon le même rapport, les enquêteurs étaient parvenus à la conclusion que "l'assassinat avait été planifié au cours de plusieurs réunions". En novembre 2001, un deuxième suspect important, Panel Rénélus, était mort après son arrestation par la police, lynché par la foule. Selon le juge Gassant, présent sur les lieux, le suspect avait été "livré à la foule par les policiers".
Rappel des faits : une enquête marquée par de nombreux obstacles
Le 3 avril 2000, Jean Dominique, le journaliste et analyste politique haïtien le plus connu du pays, était abattu dans la cour de Radio Haïti Inter dont il était le directeur. Connu pour son indépendance de ton, Jean Dominique critiquait aussi bien les anciens duvaliéristes et les militaires que les grandes familles de la bourgeoisie ou ceux qu'il soupçonnait, au sein de Fanmi Lavalas, le parti du président Jean-Bertrand Aristide, de vouloir "détourner ce mouvement de ses principes".
En septembre 2000, l'enquête est confiée au juge Claudy Gassant. Son prédécesseur, le juge Jean-Sénat Fleury, avait demandé à être dessaisi du dossier après avoir reçu des menaces. Le 28 mai 2001, on apprend de sources judiciaires que le sénateur Dany Toussaint, de Fanmi Lavalas, le parti du président Aristide (photo), a été inculpé. Le mandat du juge Gassant, qui prenait fin le 3 janvier 2002, n'a pas été immédiatement renouvelé par le président Aristide et le juge s'est alors réfugié aux Etats-Unis. Il avait subi de nombreuses pressions après avoir inculpé Dany Toussaint. Depuis juillet 2002, le dossier était entre les mains du juge Bernard Saint-Vil.
Depuis trois ans, pratiquement toutes les institutions de l'Etat ont fait obstacle à l'enquête. Le ministère de la Justice n'a jamais assuré de façon satisfaisante la sécurité du juge Gassant, pourtant menacé. La police a refusé d'exécuter des mandats d'arrêt. Elle est aussi soupçonnée d'avoir livré un important suspect à une foule de manifestants qui l'ont tué à coups de machette. Le Sénat s'est opposé à la levée de l'immunité parlementaire de l'un des siens, Dany Toussaint, pourtant considéré comme le principal suspect.
Le 25 décembre 2002, Michèle Montas, la veuve de Jean Dominique qui a repris la direction de la station, a été victime d'une tentative d'assassinat à son domicile, au cours de laquelle Maxime Séïde, l'un de ses gardes du corps, a été tué. La journaliste a interprété cet attentat comme "un avertissement" à l'encontre de toutes les personnes liées à l'enquête sur la mort de son mari.
Le 21 février 2003, Michèle Montas (photo) a annoncé que Radio Haïti Inter cessait ses émissions en raison de nombreuses menaces reçues par le personnel de la radio : "Nous avons déjà perdu trois vies, nous refusons d'en perdre davantage." Dans une lettre adressée à la direction de la station, le 1er février, les journalistes et techniciens de la station avaient exprimé leur profonde inquiétude suite à nombreux incidents survenus depuis le début de l'année.
La directrice de Radio Haïti Inter a cependant précisé que la station ne fermera pas et que la décision de cesser les émissions est temporaire. Ces dernières reprendront lorsque les conditions de sécurité seront réunies.