Russie

L'année 2010 a vu la consécration d'Internet comme force vive de la société russe, de son impact sur la politique et l’actualité, alors que le gouvernement cherche à modeler le Net russe à sa guise. Une meilleure collaboration entre blogueurs, médias en ligne et certains médias traditionnels pourraient avoir des conséquences positives sur le droit à l'information, à contre-courant d'une détérioration généralisée des libertés en Russie.

La Russie de plus en plus connectée ? D'après une étude du Berkman Center for Internet and Society , les utilisateurs d'Internet en Russie émanent principalement d'une population urbaine et éduquée, qui se révèle très active en ligne, notamment via les réseaux sociaux et les blogs. Le taux de pénétration, encore relativement modeste, estimé autour de 37 % de la population, montre des écarts flagrants entre les villes, très connectées, et la campagne. Les autorités ont promis de nouvelles initiatives pour combler cette fracture numérique. Les responsables politiques, au premier rang desquels le président Medvedev, cultivent leur présence sur la Toile. Ce dernier, déjà connu en tant que blogueur, s'est mis à tweeter en juin 2010 . L'espace RuNet, si l’on inclut les pays russophones et la diaspora, atteint une audience de 38 millions de personnes, d'après RuMetrica , soit 40 % de plus que l'année passée. L'apport de la blogosphère au droit à l'information L'année 2010 a consacré le statut des blogueurs comme des acteurs actifs de la diffusion de l'information. Il y aurait 30 millions de blogs. D'après l’observatoire des médias Public.ru, les médias traditionnels ont cité 6 000 fois plus d’informations provenant de la blogosphère en 2010, soit 30 fois plus qu'il y a cinq ans. Parmi les dossiers clés où les blogueurs ont suppléé avec succès aux médias traditionnels : la lutte pour préserver la forêt de Khimki, en périphérie de Moscou. Plusieurs journalistes et blogueurs ont été agressés et arrêtés pour avoir donné une version des faits différente de la version officielle. Le projet Help Map, s'appuyant sur la plate-forme collaborative Ushaidi, a permis aux internautes russes de signaler la progression des feux de forêt et d'offrir ou de proposer de l'aide à ceux qui étaient les plus affectés par la catastrophe. Il a accueilli plus de 200 000 visiteurs. Des tentatives de filtrage régional La Russie n’est pas engagée dans une politique de filtrage systématique des sites comme le fait la Chine par exemple. Mais ses dirigeants ont recours à des moyens de contrôle plus subtils, destinés non pas à empêcher la transmission de l'information mais à la modifier, souvent en menant un vrai travail de propagande, et en faisant pression sur les fournisseurs d'accès. Des tentatives de filtrage au niveau régional ont été constatées en 2010, par voie de blocage d'adresses IP, mises en place par des fournisseurs d'accès locaux – des initiatives moins susceptibles de susciter des dénonciations. Par ailleurs, elles affectent directement la population ciblée. Ces tentatives se sont soldées par des échecs, mais laissent craindre une délocalisation de la censure. Le juge Anna Eisenberg, du tribunal de la ville de Komsomolsk-na-Amur (Extrême-Orient russe), a ordonné, le 16 juillet 2010, au fournisseur d’accès local, RA RTS Rosnet, de bloquer, à compter du 3 août 2010, l’accès à trois bibliothèques en ligne – Lib.rus.ec, Thelib.ru et Zhurnal.ru – ainsi qu’à YouTube et Web.archives.org. Ce dernier conserve des copies de pages Web anciennes ou supprimées. Il était reproché à YouTube la présence d’une vidéo nationaliste intitulée "La Russie aux Russes", qui figure sur la liste des contenus extrémistes dressée par le ministère de la Justice. Les quatre autres sites hébergeraient des exemplaires de l’ouvrage d’Hitler Mein Kampf. Le blocage de YouTube, une première en Russie, n'a finalement pas été appliqué. Une affaire similaire s'est déroulée en Ingouchie en juillet 2010. Un tribunal régional a forcé un fournisseur d'accès local à bloquer le site LiveJournal. En août, dans la région de Tula, l'opérateur de télécommunications local a, par ailleurs, rendu temporairement inaccessible le site d'informations indépendant Tulksiye Priyanki. La liste des contenus “extrémistes” tenue par le ministère de la Justice comprend près de 500 termes et ne cesse de s’étendre, sous la vigilance des “départements E” chargés de lutter contre l’extrémisme. L’article 282 du code criminel le définit comme la xénophobie et l’incitation à la haine en reposant sur un groupe social entre autres. C’est la raison invoquée par les autorités pour fermer le site Ingushetiya.ru, l’unique portail d’informations en langue ingouche sur les violences en Ingouchie. Le site d'opposition 20marta.ru, dédié aux manifestations du “Jour de la Colère” a, quant à lui, été fermé pour incitation au sentiment antigouvernemental. Un contrôle plus subtil : sous-traitance de la surveillance et retrait de contenus Internet est régulé par le Service fédéral pour la supervision des communications, dont le directeur est nommé par le Premier ministre. Le gouvernement, avec l'installation de logiciels comme SORM2, s'est doté des outils nécessaires pour assurer, s'il le souhaite, une forme de surveillance du Net. Mais il ne se lancerait pas dans une surveillance généralisée de RuNet. Son “département K” assure une surveillance ciblée de quelques dissidents et blogueurs connus – une surveillance que ces derniers subissent déjà “offline”. Le contrôle de RuNet passe avant tout par l'incitation au retrait de contenu. Pour assurer leur contrôle du cyberespace, les autorités s'appuient de plus en plus sur les fournisseurs d'accès à Internet, et les différentes plates-formes de blogs et réseaux sociaux, privatisant en quelque sorte la surveillance et le contrôle. D'autant plus facile à mettre en œuvre que les réseaux sociaux populaires comme Vkontakte et la plate-forme de blogs LiveJournal ont été rachetés par des oligarques proches du pouvoir. Suite aux émeutes nationalistes à Moscou, en décembre 2010, suscitées par la mort d'un supporteur de football, le réseau social Vkontakte a chargé ses 600 modérateurs de surveiller les informations circulant en ligne et de retirer tout contenu lié à des appels à la haine . La plate-forme de blogs la plus populaire, LiveJournal, a quant à elle répondu aux dénonciations d'abus par les utilisateurs, puis introduit des règles plus strictes qui prévoient la suspension automatique de blogs qui évoquent la situation difficile des minorités. Les blogs d'au moins trois blogueurs politiques populaires : Pilgrim67, Rakhat aliev et Sadalskij en ont fait les frais. Le spécialiste d'Internet, Evgeny Morozov, révèle que le Kremlin a chargé Yuri Milner – P.-D.G. de Digital Sky Technologies et investisseur dans des réseaux sociaux russes et dans Facebook, basé dans la Silicon Valley – de rassembler les fournisseurs d'accès à Internet afin d'harmoniser leur position sur la manière de gérer le matériel “illégal” sur le Net. Par ailleurs, une décision de la Cour suprême de Russie, en date du 15 juin 2010, oblige les médias en ligne à supprimer ou éditer les commentaires jugés “inappropriés” de leurs sites dans les 24 heures suivant notification, sous peine de perdre leur accréditation comme média. Il s'agit des sujets liés à l'incitation à la haine, le terrorisme, la pornographie ou les secrets d'Etat. Un premier email d'avertissement a été envoyé à l'agence de presse Political News Agency (APN) pour des commentaires soit-disant appelant à user de violence contre des juges. Cette nouvelle régulation a amené les responsables de ces sites à faire preuve de créativité. Ils ont enlevé l'espace réservé aux commentaires en-dessous des articles pour les remplacer par des liens vers des forums hébergés sur un autre site mais qu'ils contrôlent. Sur ces forums, les internautes peuvent continuer de s’exprimer librement. Propagande et manipulation – Repli sur un RuNet national ? Une certaine perte d'influence du groupe de blogueurs pro-Kremlin a été constatée ces derniers mois, après avoir été montrés du doigt par leurs pairs. Des blogueurs ont également révélé que certains internautes peu scrupuleux acceptaient de l’argent pour poster des commentaires ou informations favorables à une cause. Des blogueurs du Kremlin ont été pris en flagrant délit de tentative de corruption de leurs pairs, afin de les inciter à mettre en ligne des liens vers leurs sites. La police a également été surprise en train de lancer une campagne pour améliorer son image. Les internautes, en quête de transparence, sont de plus en plus mobilisés face à ces tentatives de manipulation. Les cyberattaques perdurent, mais il reste difficile de remonter jusqu’à leurs sources. Le site du quotidien indépendant Novaya Gazeta a été paralysé pendant une semaine fin janvier 2010 suite à des attaques de type DDoS. Selon le quotidien RBC Daily, les autorités tenteraient de mettre en place un moteur de recherche national, qui exclurait certaines recherches comme la pornographie ou l’extrémisme et aurait la tâche de se concentrer sur des informations étatiques. Un budget de 110 millions de dollars aurait été alloué au projet. Une information démentie par le ministère des Télécommunications. L'Etat est déjà présent au sein du capital de Yandex, le moteur de recherche le plus populaire dans le pays. Des blogueurs sous pression ? Contrairement à l'année 2010, aucun blogueur russe n'a été emprisonné. En revanche, Vladimir Li'yuriv, commentateur sur le forum du média en ligne Komi Republic, a été condamné à six mois de prison avec sursis pour avoir tenu des propos antisémites – accusations qu'il a niées. Alexander Sorokin est poursuivi devant la justice depuis août 2010 Accusé de diffamation contre le gouverneur de la province de Kemerovo, il avait comparé, sur son blog, les gouverneurs régionaux russes aux dictateurs d'Amérique latine. Alexeï Navalny, jeune avocat qui depuis des années dénonce dans son blog les malversations des fonctionnaires russes vient de créer un site, Rospil, une sorte de WikiLeaks russe. Il a notamment révélé, comme le rapporte le site Slate.fr, les malversations d’une entreprise d’Etat dans le cadre de la construction de l’oléoduc Sibérie-Pacifique. Les autorités n’ont pas tardé à le traduire en justice, à son tour pour malversations financières. Oleg Kachine, célèbre blogueur, lu par des milliers d'internautes chaque jour, et journaliste du quotidien Kommersant, a été victime d'une sauvage agression près de son domicile à Moscou dans la nuit du vendredi 5 au samedi 6 novembre 2010 . Il s’était particulièrement intéressé aux mouvements d’opposition, comme Oborona et NBP, et aux mouvements de jeunes pro-Kremlin. Il avait récemment couvert la polémique autour de la forêt de Khimki et le bras de fer engagé entre les autorités soutenant le projet autoroutier et les mouvements de défense de l’environnement. Plusieurs journalistes et blogueurs ont été agressés et arrêtés pour avoir donné une version des faits différente de la version officielle. Son agression a provoqué un énorme effet psychologique sur les blogueurs russes et envoyé un message clair à la blogosphère : chacun est responsable de ce qu'il écrit et cela peut lui valoir de sérieux ennuis. De là à inciter certains à l’autocensure, il n’y a qu’un pas. D'autant que l'impunité perdure. Magomed Yevloyev, l’un des créateurs et propriétaire du site ingouche d’informations ingushetiyaru.org a été tué, en août 2008, alors qu’il se trouvait entre les mains d’agents du ministère de l’Intérieur de la république autonome. Un crime resté à ce jour impuni. L'activisme en ligne : mirage ou véritable réussite ? Internet est aussi utilisé en Russie comme outil de mobilisation en ligne. N'importe qui est en mesure de dénoncer les exactions des puissants, mais cela ne veut pas toujours dire que la justice fera son travail. Par exemple, Anatoly Barkov – président de la compagnie pétrolière Lukoil, et responsable d'un accident de la route qui a causé la mort de deux personnes – a réussi à éviter le couperet de la justice malgré les informations offertes par les blogueurs et l’ampleur des dénonciations sur le Web. Cependant, quelques exemples réussis de mobilisations en ligne ont été mis en avant par le réseau Global Voices : - Le meurtre d'une jeune femme, Anna Buzilo, a été élucidé grâce à la collaboration de net-citoyens sur le forum Drom.ru, et son meurtrier arrêté. - L’ affaire “Live Barrier” : un officier de police a été condamné à un an de prison en novembre 2010 pour avoir arrêté des véhicules et les avoir forcé à former un barrage au cours d'une course poursuite d'un prétendu criminel. Dénoncer la corruption demeure l'un des passe-temps favori des blogueurs. Ces derniers ont attiré l'attention des citoyens sur des appels d'offre concernant des projets informatiques gouvernementaux qui atteignaient des montants astronomiques. Certains ont ensuite été annulés, évitant ainsi des tractations illégales et le gaspillage de l’argent public, à des sommes estimées à plus d'un million de dollars. Les élections locales ont illustré la capacité des blogueurs à dénoncer les fraudes, et à les documenter. La blogosphère et les médias en ligne russes seront probablement mis à l'épreuve à l'approche des élections présidentielles de 2012. Alors même que le président Medvedev a estimé en mai 2010 qu’“Internet conduira la Russie de la démocratie participative à la démocratie directe”.
Publié le
Updated on 20.01.2016