Avec 145 journalistes agressés ou menacés de mort, quatre autres arrêtés et un reporter assassiné, les neuf premiers mois de gouvernement de Khaleda Zia (photo) se soldent par un très lourd bilan. Reporters sans frontières et le BCDJC dénoncent l'impunité qui met en péril la liberté d'expression.
Avec au moins 145 journalistes agressés ou menacés de mort, un reporter assassiné, seize rédactions ou clubs de la presse attaqués et quatre journalistes détenus par les autorités en un peu plus de huit mois, le Bangladesh est de loin le pays du monde le plus violent envers la presse. "Il ne se passe pas un jour sans que la presse annonce une agression ou une menace de mort contre un journaliste", souligne Nayeemul Islam Khan, responsable de la rédaction du quotidien Ajker Kagoj. Cette violence endémique contre les professionnels de l'information est une menace pour la liberté de la presse. Paradoxalement, ce pays d'Asie du Sud n'a jamais connu un aussi grand pluralisme de l'information. La presse écrite et les médias électroniques, la télévision surtout, ont en effet connu un essor très positif au cours des cinq dernières années.
Une mission d'enquête de Reporters sans frontières (RSF) s'est rendue du 3 au 10 mars 2002 au Bangladesh où elle a pu rencontrer des journalistes, des directeurs de publication, des défenseurs des droits de l'homme, des avocats, le ministre de la Justice, le porte-parole du gouvernement et des familles de journalistes assassinés. La mission s'est faite en collaboration avec le Bangladesh Centre for Development, Journalism and Communication (BCDJC), membre du Réseau RSF.
"La situation sécuritaire est dramatique en général", précise un diplomate européen en poste à Dhaka. Ainsi, la criminalisation de la vie politique aurait coûté la vie à 280 personnes pour le seul mois de février 2002. Rien ne semble donc pouvoir enrayer les violences contre la presse. Or, elles remettent en cause le traitement par la presse nationale et locale de sujets cruciaux pour le pays, notamment la corruption, la collusion entre les politiques et le crime organisé, ou les violences interreligieuses.
Les auteurs de 90 % des agressions sont identifiés : militants politiques, groupes mafieux, délinquants, forces de l'ordre. Selon Bulbul Monjurul-Ahsan, directeur de l'organisation de défense de la liberté de la presse bangladeshi Media Watch, cette violence est principalement due aux principes d'allégeance et de protection qui régissent les relations entre la classe politique et les milieux mafieux. "Dès lors que les petits mafieux bénéficient de la protection d'hommes politiques locaux ou de fonctionnaires, ils se permettent tout, notamment d'agresser les journalistes. Il est toujours difficile de dire si les attaques sont commanditées par les politiciens ou sont de l'initiative des délinquants", explique Bulbul Monjurul-Ahsan. Selon lui, si la violence a repris en octobre 2001, c'est parce que les groupes de délinquants, après s'être contentés de changer leurs affiliations, ont pu continuer leurs méfaits en toute impunité.
Cette complicité entre des responsables politiques et des mafieux est illustrée par les menaces de mort exercées à l'encontre de Rafiqul Bahar, journaliste de Prothom Alo à Chittagong (sud-est du pays). Le 26 février 2002, ce quotidien publie en première page une photo du ministre de l'Intérieur Altaf Hossain Chowdhury lors d'un meeting public. Derrière le ministre, figurent deux délinquants, recherchés pour meurtres, qui profitent de la protection des autorités locales. Leurs visages sont encerclés d'un trait rouge. Quelques jours plus tard, le 4 mars, le journaliste reçoit un paquet contenant un linceul. "Une menace de mort directe, confirmée par des coups de téléphone sur le portable du journaliste et par un document écrit", raconte le rédacteur en chef de ce journal indépendant. Sans se soucier de la sécurité du journaliste, le ministre de l'Intérieur met alors en cause le "professionnalisme" des reporters, mais ne dit mot sur la présence de criminels à ses côtés. De même, un responsable local du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) met en garde les journalistes qui diffusent des "fausses nouvelles".
Pourtant, le paysage médiatique du Bangladesh n'a jamais été aussi diversifié. Le pays compte, selon le ministère de l'Information, 294 quotidiens nationaux et locaux. Le plus important est le Dainik Jugantor avec un tirage de 270 000 exemplaires. Suivent le Prothom Alo, avec plus de 220 000 exemplaires, et le Dainik Ittefaq, avec près de 200 000. Dans les dix plus grands tirages, on trouve Dainik Janakantha, Dainik Inqilab, Bhorer Kagoj et Ajker Kagoj, mais aucun quotidien en anglais. Le pays compte également deux télévisions hertziennes, une publique et une privée, plusieurs chaînes diffusées par le câble ou le satellite, et deux radios. Au cours des cinq dernières années, la presse écrite s'est par ailleurs modernisée. Comme le souligne Saleem Samad, correspondant de RSF : "Les journalistes sont mieux formés et plus courageux. Ils sont donc plus exposés quand ils traitent de sujets sensibles. La classe politique, surtout locale, est incapable d'accepter ces mutations positives."
Mise à part l'autocensure, due principalement aux violences exercées contre la presse, les médias du Bangladesh ne sont soumis à aucun contrôle. Pourtant, les gouvernements successifs n'ont jamais libéralisé réellement le secteur des ondes radiophoniques. Outre la radio nationale, il n'existe qu'une seule radio privée, Metro Wave, qui ne diffuse pas d'informations politiques.
Parmi les pays d'Asie du Sud, le Bangladesh est sans aucun doute l'un des plus avancés en terme de pluralisme de l'information. Mais la violence délibérée à l'encontre des journalistes menace la liberté de la presse acquise en 1990. Sortir de cette spirale de la violence est la responsabilité qui incombe au gouvernement, en cessant, en premier lieu, de protéger les criminels qui s'attaquent aux journalistes.
Plus de 145 journalistes attaqués depuis l'arrivée au pouvoir de Begum Khaleda Zia
RSF et le BCDJC ont recensé 145 cas de journalistes attaqués ou menacés de mort depuis l'arrivée au pouvoir, en octobre 2001, de la leader du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), Begum Khaleda Zia (photo). Les supporters du nouveau gouvernement sont responsables de plus de la moitié de ces violations, soit 103 cas. Par ailleurs, au moins 16 clubs de la presse ou rédactions ont été la cible de violences au cours des huit derniers mois. En province surtout, les journalistes et leurs familles vivent dans la peur des représailles. Les militants politiques, les mafias ou les groupes armés n'hésitent pas à tuer ou à harceler ceux qu'ils considèrent comme leurs adversaires. Par exemple, le 3 janvier, Abdus Sabur, correspondant du Dainik Dinkal à Rajshahi, est prévenu qu'il "aura les jambes et les bras cassés" s'il ne quitte pas la ville dans les trois jours. Le 9 avril, Kusmat Ali, journaliste indépendant à Ranisankayl, est frappé à coups de barres de fer par des délinquants. Le même jour, un groupe de mafieux agressent Faisal, correspondant du Dainik Runner à Satkhira, et lui brisent la jambe gauche. Début octobre 2001, une dizaine de journalistes sont agressés par des supporters du nouveau gouvernement. Arup Rai, correspondant du Prothom Alo à Agoiljhara, est retrouvé inconscient après avoir été frappé par des membres de la Jatiyatabadi Chattra Dal (JCD, branche étudiante du BNP).
Au-delà des vengeances politiques à l'encontre des journalistes proches du gouvernement précédent, RSF a constaté que les attaques font d'abord suite à des articles écrits sur des "sujets sensibles". Au Bangladesh, et surtout en province, il est dangereux d'écrire sur les groupes extrémistes, religieux ou politiques, les officiels corrompus, les criminels de guerre, les mafias de la contrebande, de la drogue ou du racket. La majorité des journalistes connaissent ces risques. Ils sont contraints à l'autocensure.
Dans certaines régions, les journalistes sont obligés de prendre des précautions avant d'aborder des sujets locaux sensibles. Ainsi, dans le sud du pays, écrire sur la production de crevettes pour l'exportation peut s'avérer dangereux. Les patrons supportent mal les critiques, d'autant plus que les autorités et les partis politiques tentent de tirer profit de ces entreprises très rentables. En novembre 2001, le Club de la presse de Bagerhat a porté plainte suite à des menaces de mort émanant de membres du "business des crevettes". Par ailleurs, des correspondants, notamment Nasem Ali de l'Ittefaq, toujours dans le Sud, ont été menacés ou agressés pour avoir dénoncé le trafic de bois tiré des réserves nationales. Pour se défendre, les journalistes ont créé le Forum des journalistes des forêts de pluie.
Ces menaces constantes ont, selon le rédacteur en chef de Prothom Alo, des conséquences graves sur le traitement de l'information. "Des zones entières du pays ne sont pas couvertes, ou seulement très partiellement, tant la violence y est forte. Nos correspondants sont entravés ou ont trop peur d'écrire sur des sujets sensibles."
Les quotidiens nationaux sont souvent obligés de dépêcher un reporter de Dhaka pour enquêter sur ces sujets. Ainsi, le rédacteur en chef du Prothom Alo a envoyé en mars un journaliste du siège à Maniganj. Le correspondant local se sentait trop en danger pour écrire lui-même l'article. L'enquête concernait les activités du président du Parlement et de son fils. Malgré ces précautions, le correspondant local a été obligé de se cacher pendant plusieurs jours et les partisans du président du Parlement ont confisqué les exemplaires du journal.
Les rédactions à Dhaka sont également obligées d'intervenir pour protéger leurs correspondants menacés en province. Ainsi, Shamsuddin Ahmed, un responsable de la rédaction de l'agence United News of Bangladesh (UNB), a affirmé à RSF : "Nous intervenons régulièrement auprès des responsables des partis politiques à Dhaka pour leur demander de faire cesser les pressions sur nos journalistes. Récemment, nos correspondants à Lamahihart et à Bagerhat ont été menacés respectivement par des militants de la Ligue Awami et un officiel. Nous avons dû intervenir pendant plusieurs semaines pour que ces menaces cessent."
Le rôle de la police dans les violences
Les relations entre la police et les journalistes, notamment les spécialistes des affaires criminelles (crime reporters), sont très paradoxales. Les policiers sont la première source d'information pour les journalistes, mais ils sont également à l'origine de nombreux abus. L'Association des journalistes spécialistes des affaires criminelles de Dhaka a noté une détérioration des relations entre les forces de l'ordre et les membres de l'organisation. "A la fin février, il a fallu que nous nous mobilisions pendant plusieurs jours pour obtenir la libération d'un journaliste de notre association qui avait été arrêté abusivement par un policier", précise Shankar Kumar Dey, son président.
Dans le passé, la majorité des abus imputables aux forces de l'ordre avait lieu lors de manifestations de rue. Récemment, on a noté une augmentation des agressions et des harcèlements ciblés. Ainsi, en février 2002, un reporter du quotidien Matribhumi est malmené et arrêté par un sous-officier à Dhaka. Plusieurs journalistes ont par ailleurs expliqué à RSF que la police se montrait de plus en plus frileuse, voire hostile, à enregistrer les plaintes des journalistes agressés, surtout quand elles mettent en cause des personnalités du pouvoir.
Le rôle des groupes criminels organisés
"C'est notre principal ennemi. Les groupes mafieux sont de mieux en mieux organisés et n'ont jamais eu peur de menacer ou d'agresser quelqu'un qui les dérange", affirme un responsable de l'Association des journalistes spécialistes des affaires criminelles de Dhaka. "Ils réagissent toujours très vite quand notre journal publie un article sur leurs activités. Ils nous appellent sur nos téléphones portables et nous menacent. Cela ne m'étonnerait pas que certains policiers leur transmettent nos numéros de téléphone." Ainsi, le président de l'Association des journalistes spécialistes des affaires criminelles de Dhaka a déjà été agressé et blessé trois fois par des délinquants. Tous les journalistes de Dhaka s'entendent pour souligner que la situation est encore plus compliquée hors de la capitale. "Dans de nombreuses villes de province, les intérêts des mafieux, des militants politiques, de certains policiers et même de journalistes, se confondent", conclut le vice-président de cette association qui regroupe plus de trois cents journalistes dans la capitale.
Dans le sud-ouest du pays, des mouvements d'extrême gauche, notamment le Purba Bangla Sharbahara Party (PBSP), sont devenus, après des années de lutte armée, de véritables organisations mafieuses. Les correspondants locaux qui rapportent cette dérive sont régulièrement la cible d'agressions. Avec huit journalistes tués au cours des six dernières années, cette région du pays est sans aucun doute la plus dangereuse pour la presse. Dernier cas en date, celui de Harun-ur-Rashid (photo), journaliste pour le quotidien local Dainik Purbanchal, assassiné le 2 mars 2002, la veille de l'arrivée de la mission de RSF au Bangladesh. Le journaliste, âgé de quarante-quatre ans, a été abattu à la sortie de Khulna, à environ un kilomètre de son domicile, alors qu'il quittait à moto le siège de son journal. Ses poumons ont été perforés par les balles. La police de Khulna a immédiatement arrêté trois suspects, qui avaient tous un mobile les reliant au crime. Le premier est un membre du PBSP ; le second, un membre du BNP mis en cause par le journaliste pour une affaire d'extorsion ; et le dernier, un voisin en conflit avec le journaliste pour la propriété d'un terrain. Le journaliste, qui se savait menacé, n'a jamais demandé la protection de la police mais circulait toujours accompagné, sauf ce soir-là, d'un ami ou d'un collègue.
Le responsable de la police de Khulna a affirmé à RSF que tous les efforts seraient mis en œuvre pour identifier et arrêter les coupables. Altaf Hossain Chowdhury, ministre de l'Intérieur, était venu la veille à Khulna pour rencontrer la famille, les collègues du journaliste et les autorités locales. Le ministre a promis de faire "pendre les coupables" et d'aider financièrement la famille. La fille aînée de Harun-ur-Rashid a, quant à elle, déclaré à RSF que "justice devait être rendue", mais ne pas croire complètement aux promesses des autorités.
Après avoir rassemblé différents témoignages, RSF considère que le meurtre de Harun-ur-Rashid est lié à ses articles sur le crime organisé dans la région. Ses relations privilégiées avec le Parti communiste du Bangladesh (retiré de la lutte armée) et ses contacts réguliers avec la police faisaient du journaliste une cible privilégiée pour les membres du PBSP. Le responsable de la police a affirmé à RSF que les informations du journaliste avaient notamment permis l'arrestation de militants du PBSP. Bien que ce groupe armé ait démenti être impliqué dans cet assassinat, les enquêteurs de police affirment, moins d'un mois après l'homicide, que sept suspects, pour la plupart membres du PBSP, ont été identifiés et sont activement recherchés. Le 20 avril, la police a arrêté, dans la ville de Jessore, Moktar Hossain Baby, membre du PBSP et principal suspect dans le meurtre de Harun-ur-Rashid.
Des solutions contre la violence
La fin des violences contre les journalistes ne peut venir que d'une volonté politique du gouvernement et des partis politiques. Mais des initiatives concrètes peuvent être prises pour prévenir cette violence. Ainsi, l'Association des journalistes spécialistes des affaires criminelles de Dhaka prévoit de mettre en place une "hotline" d'alerte pour les journalistes agressés ou arrêtés. L'organisation, qui a des relations très fréquentes avec la police, se propose d'intervenir rapidement auprès des forces de l'ordre dès qu'un journaliste est arrêté ou agressé.
Pour sa part, l'organisation de développement des médias Mass-line Media Centre défend la cause, depuis 1996, des journalistes travaillant dans les zones rurales du sud du pays. "Il faut expliquer aux autorités locales que les articles des correspondants ruraux sur les droits de l'homme et les problèmes de développement doivent être tolérés", souligne K. Hassan Monju, directeur de cette institution. Il dénonce la pression constante qu'exercent des partis politiques et la police sur les journalistes. "Certains ont subi toute la panoplie des violations : menaces directes par téléphone, menaces indirectes sur la famille et agressions", témoigne K. Hassan Monju qui a formé plus de sept cents reporters.
Pour la plupart des personnes interrogées par RSF, la violence contre les journalistes pourrait diminuer si les médias soutenaient plus activement leurs reporters quand ils sont menacés. De nombreux journalistes travaillent sans contrat et, de fait, leur rédaction ne se sent pas tenue de les aider quand ils sont menacés ou attaqués. "Un journaliste de province qui subit des pressions ou est agressé doit compter sur le soutien de sa rédaction et de ses collègues. Sinon, il devient une proie trop facile pour les délinquants ou les militants politiques", explique Saleem Samad, correspondant de RSF. Ce dernier affirme également que plus les journalistes sont unis et mobilisés, au sein notamment des clubs de la presse, moins il y a d'agressions et de menaces. Ainsi, lors d'une rencontre à Dhaka entre RSF, le BCDJC et une dizaine d'organisations de défense des journalistes, les participants ont insisté sur l'importance de la mobilisation de la profession contre la violence. "Des journalistes de médias nationaux sont les commanditaires du meurtre du reporter Shamsur Rahman. Comment voulez-vous dans ce contexte que la profession apparaisse forte et unie contre ses ennemis ?", explique un participant.
Des pressions répétées sur les médias indépendants
Depuis l'arrivée au pouvoir de Khaleda Zia, les médias privés ont, à de nombreuses reprises, été traités comme de véritables adversaires. A Dhaka comme en province, des journalistes ont été menacés ou empêchés de travailler par des militants, des cadres ou des élus des partis au pouvoir.
Ainsi, les journalistes des principaux médias privés ont été empêchés de pénétrer, le 22 mars, dans le Parlement alors que se tenait une discussion sur une nouvelle loi sur la "sécurité publique". Des policiers anti-émeutes et des vigiles disposés autour du bâtiment ont repoussé les journalistes. Il a fallu l'intervention du responsable des relations avec la presse du Parlement pour que la plupart des reporters soient autorisés à pénétrer dans le bâtiment. Les équipes des télévisions privées eTV, ATN News et Channel-i News n'auront cependant pas accès à la session du Parlement.
Dans le collimateur du nouveau gouvernement, on trouve tout particulièrement Manauv Jobin, Janakantha, Prothom Alo et Jugantor. Les directeurs de ces publications cumulent les plaintes en diffamation. "Si je devais me présenter aux convocations des juges, je passerais mon temps à me déplacer dans le pays", explique un responsable de Prothom Alo.
Kazi Shahed Ahmed, directeur de l'Ajker Kagoj, a passé plus de cinq cents jours devant des juges du pays au cours des dix dernières années et doit mobiliser une demi-douzaine d'avocats pour le défendre. Il devait répondre de quatre-vingt-six plaintes, souvent déposées dans des districts éloignés. Il milite aujourd'hui pour que les plaintes soient instruites dans la ville où est publié le journal.
Atiqullah Khan Masud, directeur et propriétaire de Dainik Janakantha, nous a confirmé sentir une pression du régime, depuis octobre 2001. "Ils ont l'impression que nous sommes contre eux car leur schéma est binaire, pro-BNP ou pro-Ligue Awami, mais je vous assure que nous sommes indépendants", a-t-il affirmé à RSF. "Ce qui est sûr, c'est que les relations se sont très vites dégradées entre mon journal et le gouvernement. Nous avons écrit un article sur le fils du ministre des Finances. Depuis, ils ont successivement arrêté la publicité gouvernementale, fait pression sur des multinationales et des entreprises nationales pour qu'elles cessent leur publicité, coupé l'électricité sur un prétexte bidon. Ils essaient de nous coincer, mais cela ne marchera pas", clame Mohammad Atiqullah Khan Masud. En effet, en novembre 2001, le gouvernement a suspendu l'achat d'espaces publicitaires dans le Dainik Janakantha. Dans un éditorial publié en première page du quotidien, la rédaction affirmait que cette décision venait du plus haut sommet du gouvernement. Début janvier, le gouvernement a, par ailleurs, réduit la quantité d'exemplaires des journaux Dainik Janakantha, Dainik Prothom Alo, Dainik Jugantor et Dainik Sangbad envoyés par le ministère des Affaires étrangères aux ambassades du pays. Enfin, le 16 janvier 2002, la compagnie de distribution de l'électricité à Dhaka a coupé le courant électrique de l'imprimerie du journal Dainik Janakantha (photo) à Dhaka. Selon un employé de la compagnie d'électricité de Dhaka, l'ordre "venait d'en haut". Le journal affirme, quant à lui, ne pas avoir été averti et avoir réglé les dernières factures.
Les correspondants en province souffrent d'autant plus que leurs affinités politiques ou celles de leurs familles sont bien connues des militants politiques. Ainsi, Ahsan Habib, correspondant de l'agence UNB, du journal Dainik Janakantha et de la télévision eTV à Rajbari (sud-ouest de Dhaka), est accusé par les partisans du BNP de soutenir la Ligue Awami. Le journaliste reconnaît que sa famille a plutôt des sympathies pour la formation d'opposition, mais s'inquiète des conséquences pour lui et sa famille du retour au pouvoir des nationalistes. "Déjà en 1992, les partisans du BNP ont essayé de me tuer. Ils ont été jusqu'à frapper ma mère. Aujourd'hui, ce sont les mêmes. Je ne peux pas écrire un article sur les problèmes de violences, notamment religieuses, sinon ils me tueront. Un reporter de Dhaka a été obligé de venir pour couvrir la situation à Rajbari. Je suis trop menacé pour le faire", explique Ahsan Habib. Le journaliste confie qu'il a été obligé d'aller se réfugier quelques jours en Inde après les élections d'octobre, et qu'il a été directement menacé par des militants lors d'une conférence de presse du député local du BNP. "Je prends toutes les précautions pendant mes enquêtes, néanmoins il reste deux circonscriptions du district où je ne peux pas aller. C'est trop dangereux. Même la police m'a expliqué qu'il était impossible d'assurer ma sécurité là-bas."
Par ailleurs, le gouvernement continue à utiliser les contrats publicitaires comme moyen de pression sur la presse. Depuis 1988, date à laquelle le général Eshad a créé le Department of Films and Publication (DFP) afin de centraliser la diffusion de la publicité gouvernementale, les médias sont sujets à des pressions. Tous les gouvernements successifs ont utilisé le DFP malgré les protestations régulières de l'Association des éditeurs du Bangladesh (BSP) qui dénonce l'instrumentalisation politique des contrats publicitaires. Ainsi Alhaj Liaquat Ali, directeur du quotidien local Purbanchal, a affirmé à RSF que les autorités utilisaient également l'arme publicitaire au niveau local. "Quand vous constatez que le gouvernement dépense des sommes importantes dans la presse jaune (des tabloïds populaires inféodés au pouvoir) que personne ne lit, et qu'ensuite il réduit les publicités officielles dans les publications locales qui le critiquent, vous comprenez mieux l'importance du rôle politique du DFP. Et ce ne sont pas les contrats des multinationales, qui se concentrent sur quelques titres de la presse nationale, qui vont nous sauver", explique Alhaj Liaquat Ali.
Enfin, Metro Wave, l'unique radio privée sur la bande FM, ne diffuse plus d'informations politiques depuis janvier 2002. Les motifs de ce retour en arrière ne sont pas très clairs mais quoi qu'il en soit, le gouvernement a pour l'instant refusé d'accorder de nouvelles licences pour des radios privées. A sa création, en 2000, Metro Wave avait été autorisée, selon M. Satter, ancien journaliste de la station, à diffuser des "informations positives". Mais la politique était bannie des ondes. De juillet 2001 à janvier 2002, les autorités ont autorisé Metro Wave à diffuser des programmes d'information. Cependant, la direction a décidé au début de l'année 2002 de cesser ce type de programmes, invoquant des problèmes matériels. Interrogés à plusieurs reprises par le représentant de RSF sur ce manque de liberté sur les ondes, certains officiels ont prétexté que le marché de la publicité était trop réduit pour que soient accordées de nouvelles licences. En revanche, un porte-parole du gouvernement a affirmé à RSF que les cinq demandes de licences radio en attente pourraient être examinées pendant la législature.
Un durcissement à l'encontre des journalistes étrangers
La presse étrangère est souvent perçue par le gouvernement de Dhaka comme un adversaire dont il faut se méfier. La réaction des autorités, après la publication dans le magazine Far Eastern Economic Review d'un article de Bertil Lintner sur la montée des mouvements islamistes au Bangladesh, a été très violente : journal interdit, manifestations orchestrées par le pouvoir et demande d'enquête du Premier ministre aux services secrets sur le séjour du journaliste de la FEER dans le pays. Le National Security Intelligence devra notamment identifier les personnes qu'il a rencontrées. Suite à cet article, le gouvernement a également demandé le renforcement des contrôles pour l'octroi des visas de presse. Ainsi, une source au ministère de l'Information a confirmé au quotidien Bhorer Kagoj que le gouvernement avait décidé, le 18 avril, de limiter à un mois les visas attribués à l'aéroport. Les services secrets ont par ailleurs été priés de mieux contrôler l'arrivée de journalistes étrangers munis de visas de tourisme. Enfin, les ambassades du Bangladesh devront soumettre au ministère de l'Intérieur toutes les demandes de visa de journalistes étrangers. Avant même l'adoption de ces nouvelles mesures, Salahuddin Akbar, responsable de la presse étrangère au ministère des Affaires étrangères, avait expliqué à RSF que toute équipe de télévision étrangère devait être accompagnée d'un officiel du ministère de l'Information lors de son séjour dans le pays. M. Akbar critique très vivement les journalistes étrangers qui abusent d'un visa de presse pour enquêter sur des sujets différents de ceux mentionnés dans leur demande auprès de ses services. "Dans leur demande d'accréditation, les journalistes doivent nous préciser le sujet sur lequel ils vont enquêter. Trop souvent, ils enquêtent sur d'autres sujets sans rien nous dire", souligne Salahuddin Akbar.
Les officiels du ministère de l'Intérieur présents à l'aéroport international de Dhaka sont très tatillons sur le contenu des publications étrangères importées. "Tout est contrôlé et ils peuvent bloquer une publication sans même avertir le ministère de l'Information", expose un représentant du ministère des Affaires étrangères sous couvert de l'anonymat.
Des télévisions privées sous pression
En l'espace de deux ans, une télévision privée hertzienne et trois chaînes câblées sont apparues au Bangladesh. L'obtention des licences de diffusion n'a pas été chose facile tant les "a priori" du milieu politique contre les télévisions indépendantes étaient importants. Obtenir du gouvernement des autorisations pour diffuser des bulletins d'information fut encore plus difficile. Ainsi, seules la chaîne publique BTV et la chaîne privée eTV étaient autorisées à diffuser des bulletins d'information lors de la campagne électorale de septembre 2001. Selon le BNP, la couverture de BTV et d'eTV était favorable au pouvoir. Depuis, les télévisions privées ont acquis, en quelque mois seulement, une bonne réputation. Mais si eTV, apparue en avril 2000, bénéficie d'une structure confortable, Channel-i ne dispose que de moyens très limités. Shykh Seraj, directeur de l'information, assume ouvertement ce côté "artisanal", mais défend une ligne éditoriale indépendante et responsable. "Nous n'avons qu'une caméra dans le studio, mais nous traitons toutes les informations avec le plus d'objectivité possible. Nous faisons très attention à ne pas jouer avec les émotions et nous essayons de montrer le côté positif des sujets les plus sensibles." Avec une équipe de treize journalistes, la plupart issus de la presse écrite, Channel-i ne couvre que 40 % du territoire national, mais dispose d'une bonne audience dans les zones urbaines. "Notre futur n'est pas encore assuré. Le marché publicitaire est très limité et nous sommes maintenant plusieurs à chercher à nous imposer," reconnaît Shykh Seraj. "Espérons que toutes ces nouvelles chaînes puissent tenir." Les responsables de Channel-i interrogés par RSF ont affirmé ne pas avoir peur des pressions politiques, même si elles existent bel et bien. "Les principaux partis nous harcèlent pour que nous couvrions leurs activités. Et quand un politicien ne voit pas son visage au bulletin d'information, il se plaint. Je crois surtout que les politiciens bangladeshis ne sont pas mûrs pour une télévision d'information moderne", explique Shah Alamgir, responsable de la rédaction de Channel-i. Un journaliste de la chaîne a dû changer de numéro de téléphone portable tant les plaintes étaient fréquentes. Plus grave, à Chittagong, une équipe de Channel-i a été kidnappée pendant plusieurs heures par des supporters du BNP. Les journalistes faisaient un reportage sur l'état insalubre d'un hôpital pour illustrer la visite du Premier ministre dans cette grande ville du Sud-Est.
Cette libéralisation des ondes ne s'est apparemment pas faite dans la plus grande transparence. Ainsi, eTV se voit aujourd'hui menacée de perdre sa licence de diffusion, suite à une décision de la Haute Cour de Dhaka, en mars 2002. Une plainte, déposée par deux professeurs d'université et un journaliste proche du BNP, a conduit les magistrats à juger que la chaîne avait obtenu sa licence dans des conditions illégales de la part du gouvernement de la Ligue Awami. La chaîne devrait donc fermer. La décision est suspendue suite à l'appel déposé par les avocats de la chaîne devant la Cour suprême, qui doit rendre son jugement le 20 mai. Cette décision de justice pourrait mettre en danger l'un des plus importants acquis des dernières années en terme de pluralisme de l'information : une chaîne de télévision hertzienne privée et d'information.
Les partisans du BNP et du Jamaat-e-Islami ne seraient pas mécontents de voir disparaître cette chaîne, soutenue par la BBC, qu'ils jugent acquise à la Ligue Awami. Au cours de la campagne électorale de 2001, des manifestations ont même eu lieu devant le siège de la chaîne à Dhaka pour protester contre une couverture des événements jugée partiale.
Le gouvernement a également tenté d'interdire un grand nombre de télévisions étrangères accessibles par satellite et par câble parce qu'elles "offensaient les valeurs morales du Bangladesh". Le 19 mai, le ministère de l'Information annonce, suite à un accord avec des opérateurs du câble, l'interdiction de diffuser treize chaînes étrangères dont HBO, Star Movies, MTV, AXN. Devant la levée de boucliers du public et d'autres opérateurs, les autorités décident le lendemain de suspendre cette interdiction sauf sur les deux chaînes musicales, MTV et Channel V. Le secrétaire à l'Information du gouvernement a justifié cette interdiction par le "nombre croissant de plaintes de personnes sensibles de notre société".
Reprise en main des médias gouvernementaux et du Conseil de la presse
Quelques jours seulement après son arrivée au pouvoir, le gouvernement de Khaleda Zia a remplacé le directeur de l'agence de presse publique Bangladesh Sangbad Sangstha (BSS). Le nouveau directeur, Amanullah Kabir, a été chargé de la reprendre en main. En moins de six mois, une vingtaine de journalistes de l'agence, nommés à leur poste par le gouvernement précédent, ont été chassés par la nouvelle direction. Selon l'ancien directeur, Haroon Habib, cette "vendetta politique est une première dans l'histoire de l'agence". La direction a justifié cette décision par des problèmes financiers.
Le 3 avril, le conflit s'est durci après que la police a empêché un groupe de journalistes licenciés et des leaders syndicaux de pénétrer dans les locaux de la BSS. Quatre jours plus tôt, les anciens reporters avaient entamé une grève de la faim au Club de la presse de Dhaka. Selon un journaliste indépendant, ces pratiques ne sont pas nouvelles au sein des médias gouvernementaux. D'autant plus que les journalistes licenciés étaient des militants de la Ligue Awami ou de sa branche étudiante.
De la même manière, le gouvernement a nommé un député du BNP à la tête du Conseil de la presse sitôt le nouveau régime en place. Face à l'absence de toute institution de régulation entre les médias et la société, RSF estime qu'il aurait été utile de restaurer l'autorité et l'indépendance de cette institution. Créé en 1979, le Conseil de la presse est censé défendre l'éthique de la profession et protéger les citoyens des abus des médias. Mais depuis vingt ans, le Conseil de la presse ne s'est jamais imposé. Instrumentalisé par les pouvoirs successifs et incapable de faire appliquer de rares décisions, le Conseil de la presse ne protège ni la presse, ni les citoyens. En nommant un proche, le gouvernement de Khaleda Zia n'a rien fait pour garantir son indépendance et sa crédibilité. Dans un entretien avec des responsables du Club de la presse de Dhaka, institution forte de six cents membres, ce problème a été évoqué. Les journalistes reconnaissent la faiblesse du Conseil de la presse et son incapacité à "sanctionner les médias qui abusent de leur liberté".
Les mouvements et la presse islamistes multiplient les agressions
La présence de ministres du Jamaat-e-Islami, parti islamiste, dans le gouvernement de Khaleda Zia a suscité la crainte d'une islamisation du pays. L'arrivée au pouvoir d'un parti dont certains dirigeants ont été mis notamment en cause pour leur participation dans les massacres de 1971 aux côtés de l'armée pakistanaise a provoqué des réactions très vives des intellectuels et des journalistes engagés dans la lutte contre l'impunité dont bénéficient les auteurs de ces crimes. Pour autant, les exactions des troupes du Jamaat-e-Islami et des autres partis islamistes n'ont pas été aussi nombreuses qu'on pouvait le redouter. Cependant, selon les décomptes de RSF, au moins cinq journalistes ont été victimes de représailles de la part de militants islamistes. En revanche, les déclarations très violentes de certains dirigeants, notamment le député Maulana Delwar Hossain Sayeedi contre les journalistes, sont très inquiétantes. Ainsi, le 23 mars, celui-ci déclare : "Le sang des journalistes qui font des amalgames entre musulmans et islamistes doit être analysé pour voir s'ils sont de vrais musulmans."
Shahriar Kabir, un "traître"
Les mouvements islamistes se sont tout particulièrement mobilisés, parfois de façon très violente, contre le journaliste et défenseur des droits de l'homme Shahriar Kabir (photo ci-contre). Ils lui reprochent ses enquêtes et campagnes contre les violences commises à l'encontre des minorités religieuses, notamment les hindous. Après avoir été arrêté le 22 novembre 2001 à l'aéroport de Dhaka en possession de témoignages écrits et témoignages vidéo de réfugiés en Inde affirmant avoir été victimes de violences au Bangladesh, Shahriar Kabir est accusé de "trahison", une charge passible de la peine de mort. Après sa libération sous caution, le
20 janvier 2002, les dirigeants islamistes se déchaînent contre le journaliste et des manifestations ont lieu dans plusieurs villes du pays.
Ainsi, le 5 février 2002, un passant a été tué et plusieurs autres ont été blessés par l'explosion de bombes incendiaires lancées par des militants fondamentalistes qui protestaient contre la présence du journaliste dans la ville de Chittagong (sud-est du pays). Plus de trois cents manifestants s'étaient réunis devant le Club de la presse de la ville où Shahriar Kabir s'adressait à des dizaines de journalistes, d'intellectuels et de militants des droits de l'homme. En février également, M. Saidi, député du Jamaat-e-Islami, a déclaré lors d'un meeting public à Kushtia que toute "personne qui aiderait le traître Kabir devrait avoir la langue arrachée". De même à Pabna, à la veille d'une visite de M. Kabir, deux leaders du Jamaat-e-Islami ont annoncé que le journaliste était "interdit" dans la ville. M. Kabir a pu se rendre dans la ville pour interroger des victimes de violences politiques et religieuses, mais sous la protection de la police.
La presse islamiste est tout aussi virulente que les leaders du Jamaat-e-Islami. La preuve en est la campagne de calomnie, voire d'appel au meurtre, lancée par le quotidien Inqilab à l'encontre de Shahriar Kabir. Des éditorialistes du journal se sont félicités de son arrestation. Ils l'ont accusé d'être un "traître", un "vendu à l'Inde" et ont invité leurs lecteurs à manifester contre sa libération sous caution. Plus grave, le journal dirigé par AMM Bahauddin Ahmed, ancien collaborateur de l'armée pakistanaise et identifié par plusieurs organisations de défense des droits de l'homme comme un criminel de guerre, a publié des courriers électroniques privés de Shahriar Kabir, visiblement interceptés par les services de sécurité bangladeshi et transmis au journal. Shahriar Kabir dénonce quant à lui cet "organe de presse taliban" qui l'a déclaré "murtad" (contraire à l'Islam). "Si je suis tué par l'un de ces islamistes, le journal Inqilab en aura la responsabilité", a déclaré M. Kabir à RSF. "Dans le seul numéro du
4 mars, trois articles s'acharnaient contre moi, tous aussi haineux les uns que les autres. J'ai bien peur que mon nom ne fasse vendre. Le plus grave est que la police travaille main dans la main avec ces journalistes terroristes. Lors des interrogatoires, les enquêteurs reprenaient des accusations publiées dans Inqilab", ajoute M. Kabir.
Plusieurs observateurs se sont plaints du discours de haine diffusé par le journal Inqilab. "Ils ont déjà réussi à provoquer des émeutes au Bangladesh lors des violences en Inde, en 1990. Dès que des violences religieuses ont lieu en Inde, comme au Gujarat récemment, nous craignons tous la réaction d'Inqilab", explique le président du BCDJC. Certains qualifient ce journal de "quotidien agressif", d'autres de "torchon islamiste".
Shahriar Kabir est également harcelé par les autorités. "Une voiture de police est en permanence devant ma porte. Je ne l'ai jamais demandé", précise le journaliste. En effet, les autorités ont tenté de faire annuler la libération du militant des droits de l'homme. Celui-ci a décidé de contre-attaquer. Le 14 mars, il dépose une plainte après la confiscation de son passeport par la police lors de son arrestation. M. Kabir demande également à être présent lors du visionnage des cassettes vidéo confisquées à l'aéroport de Dhaka. Enfin, il porte plainte en diffamation contre le journal Inqilab. "Les menaces qui pèsent sur moi ne cesseront pas tant que les violences contre les minorités religieuses ne cesseront pas elles aussi. Ce gouvernement me déteste car j'ai toujours exigé un procès des criminels de guerre de 1971, et parmi les ministres et les députés se trouvent plusieurs assassins", explique M. Kabir.
"Le gouvernement est déterminé à briser les journalistes qui affirment haut et fort que des violences religieuses ont lieu dans le pays. Pendant ma détention, j'ai compris que le BNP et le Jamaat-e-Islami ont décidé, ensemble, d'occulter les massacres perpétrés contre les hindous", souligne Shahriar Kabir. "Pendant mes quinze premiers jours en prison, ils m'ont privé de journal. Nous étions deux cent dix détenus dans une cellule insalubre. Ils vous traitent comme un chien qui que vous soyez", a affirmé le journaliste à RSF.
A Dhaka, le quotidien Jugantor a également fait les frais d'une campagne agressive de la part du mouvement islamiste Bangladesh Khelafat Andolon. Le 29 mars, des dizaines de militants ont manifesté devant les bureaux de la rédaction après la publication d'une nouvelle de l'écrivain Shelina Hossain, jugée antimusulmane.
En province, les leaders islamistes locaux s'attaquent également aux journalistes. A la fin mai 2001, un mollah de Chapainawabganj a porté plainte contre Shaukat Ali, correspondant du journal régional Dainik Sonardesh dans la ville, pour "extorsion de fonds". Le journaliste avait écrit un article sur un viol commis par ce mollah. Il aura fallu six mois pour qu'une avocate de l'organisation d'aide juridique Bangladesh Society for the Enforcement of Human Rights réussisse à faire acquitter et libérer le journaliste. En effet, la police locale, sous l'influence du mollah, avait refusé sa remise en liberté sous caution, au nom de la loi sur la protection des femmes et des enfants…
Une vingtaine de lois pour réprimer la liberté d'expression
"Le gouvernement dispose d'un arsenal juridique impressionnant pour arrêter un journaliste, et le Parlement pourrait adopter prochainement une nouvelle loi encore plus répressive. Ce type de démarche nous oblige à nous interroger sur les intentions réelles de ce régime", s'inquiète Saleem Samad, consultant au BCDJC. En effet, début avril 2002, le Parlement a examiné une loi, déposée par un député du parti au pouvoir, Mohammad Abu Hena, qui permettrait de condamner à de lourdes peines de prison un journaliste qui aurait diffamé un parlementaire. Sur le modèle de l'outrage au magistrat, la majorité gouvernementale souhaite créer un "outrage à parlementaire". Les journalistes risqueraient alors des peines allant de deux à sept ans de prison, et des amendes de mille cinq cents à huit mille euros.
Cette proposition de loi, baptisée, Special Privileges and Powers Act 2002, montre combien le personnel politique du pays tente, par tous les moyens, d'empêcher la presse de faire son travail. Comme l'a déclaré Shafiqur Rahman, président de l'Association des journalistes parlementaires, avec cette loi, les journalistes "n'auront plus rien à rapporter et il sera inutile d'aller au Parlement". Le Parlement en crise ouverte depuis des années, puisque l'opposition refuse d'y siéger, tente, par une mesure ubuesque, d'écarter la presse. Ainsi, la loi prévoit que ceux qui ne sont pas parlementaires ou fonctionnaires du Parlement sont des "étrangers" et ne doivent en aucun cas faire état des sujets "sensibles" discutés dans l'enceinte du Parlement. La quasi-totalité de la presse a réagi très vivement à ce projet jugé contraire à la Constitution qui garantit la liberté de la presse. Un chef de file de l'opposition l'a, quant à lui, qualifié de nouvelle "loi noire". Le Special Privileges and Powers Act 2002 n'a pas encore été adopté mais il montre, de manière caricaturale, l'hostilité de la majorité gouvernementale à l'égard d'une couverture libre de ses activités. Sa promulgation serait une atteinte fondamentale à la liberté de la presse.
Les autorités ne font rien pour faciliter la tâche des journalistes qui enquêtent sur des affaires de corruption. En effet, le Official Secrecy Act de 1980 permet aux représentants de l'Etat d'empêcher l'accès à des informations officielles. Les journalistes se plaignent régulièrement des policiers qui utilisent cette loi à tort et à travers. "Ils nous empêchent d'accéder à l'information, mais ensuite proposent de nous payer pour l'obtenir. Un haut responsable du ministère de l'Intérieur a même affirmé récemment lors d'une conférence de presse que le bakchich est la participation de la population au salaire des fonctionnaires. Nous ne sommes pas le pays le plus corrompu du monde pour rien", s'exclame un reporter du Dainik Janakantha.
Au Bangladesh, comme dans de nombreux pays asiatiques, les journalistes peuvent être poursuivis pour "outrage à magistrat", crime introduit par les Britanniques en 1926. "Cette menace permanente nous contraint à l'autocensure et aux concessions. Cela constitue une espèce d'embargo permanent sur les jugements prononcés par les juges", témoigne un responsable des correspondants auprès de la Haute Cour de Dhaka. "Comme tous les journalistes de ce pays, nous devons faire face à de nombreuses pressions de la part des bureaucrates, des mafieux et des juges. Ces problèmes ne sont pas nouveaux. D'un gouvernement à l'autre, on est confronté aux mêmes techniques de criminalisation de la vie politique", explique S. M. Rezaul Karim, président de l'Association des journalistes de la Cour suprême.
Cette pression s'est accrue après la condamnation, le 20 mai dernier, à un mois de prison de Matiur Rahman Chowdhury, directeur du journal Dainik Manabzamin, pour "outrage à la cour" par la Haute Cour du Bangladesh. L'épouse du journaliste et éditrice du journal, Mahbuba Chowdhury, a également été condamnée à une faible amende. Les magistrats ont reproché au journaliste d'avoir publié des extraits d'une conversation téléphonique entre l'ancien président Hussain Mohammad Ershad et le président de la Cour suprême, Mohammad Latifur Rahman.
Au cours des dernières années, les organisations de journalistes ont déploré l'utilisation d'une dizaine de lois pour arrêter ou museler des journalistes. Si le Public Safety Act 2000 (loi prolongeant les délais de détention provisoire et utilisée abusivement à au moins deux reprises contre des journalistes) a été aboli par le gouvernement de Khaleda Zia, il a été remplacé par le Law and Order Disruption Criminal Act. Cette nouvelle loi oblige la police et la justice à conclure en moins de quarante jours l'enquête et le procès des personnes accusées de "troubler l'ordre public". Selon des organisations locales de défense des droits de l'homme, les forces de sécurité seront tentées d'abuser de cette loi pour arrêter et faire condamner des opposants et des journalistes critiques. De même, le Special Powers Act de 1974, qui permet de détenir une personne suspectée d'activités "contre l'Etat" pour une période de quatre-vingt-dix jours sans inculpation, a été utilisé par les forces de sécurité, notamment pour arrêter et détenir le journaliste Shahriar Kabir. Selon l'avocate Saira Rahman Khan, de l'organisation de défense des droits de l'homme Odhikar, les forces de sécurité abusent également de l'article 54 du Code de procédure criminelle qui permet à la police d'arrêter tout individu sur simple suspiscion.
Un juriste bangladeshi a confié au représentant de RSF que les autorités disposent d'au moins vingt textes pour arrêter un journaliste. En revanche, RSF se félicite de l'initiative de Moudud Ahmed, ministre de la Justice, de former un comité afin de préparer une réforme des lois sur la presse et sur le droit à l'information. Les professionnels de l'information sont associés à cette réforme. Lors d'une rencontre avec le ministre, RSF a demandé que les peines de prison pour les délits de presse soient définitivement retirées de la législation du Bangladesh. Le ministre ne s'est pas engagé sur ce point, mais il a confirmé au représentant de RSF que la réforme des lois devrait aboutir avant la fin de l'année 2002. Nayyemul Islam Khan, président du BCDJC, a, quant à lui, affirmé à RSF : "Réunir un comité pour réformer les lois sur la presse est un geste politique fort. Attendons les résultats."
Les atteintes à la liberté de la presse de la part de l'opposition
Les six derniers mois du gouvernement de la Ligue Awami se sont révélés particulièrement difficiles pour la liberté de la presse et surtout pour la sécurité des journalistes. Le cas emblématique du journaliste Tipu Sultan, mutilé par les hommes de main du député Joynal Hazari, a mobilisé des centaines de journalistes et provoqué une campagne de solidarité sans précédent en faveur d'un professionnel de l'information. De même, la tentative d'assassinat à l'encontre d'un reporter du Dainik Janakantha, Prabir Shikder, a suscité de très vives réactions. La plupart des crimes imputés aux supporters du gouvernement de Sheikh Hasina restent impunis. Plus grave, les responsables de la Ligue Awami ont soutenu jusqu'au bout ces criminels.
Depuis la déroute électorale du 1er octobre 2001, certains membres de la Ligue Awami, et notamment sa branche étudiante, ont perpétré des violences contre la presse. Ainsi, le 17 décembre, des militants de l'opposition attaquent à coups de bâton Mahbubur Rahman, correspondant du quotidien Ajker Kagoj à Bajtipur (district de Barisal, sud du pays). Le dirigeant local du parti de Sheikh Hasina a directement participé à l'assaut. Mais au cours de ces sept derniers mois, RSF n'a recensé que deux violations de la liberté de la presse imputables directement à la Ligue Awami. Bien peu par rapport aux 86 cas attribués aux militants des partis au pouvoir. Aujourd'hui, la Ligue Awami se présente en victime de la répression. Des dizaines de ses militants ont, en effet, été arrêtés, agressés ou tués, mais elle ne peut en aucun cas défendre un bilan positif en terme de respect de la liberté et de la sécurité des journalistes.
Fautes graves et pressions politiques dans les enquêtes sur trois journalistes assassinés ou victimes de tentatives d'assassinat
1. Shamsur Rahman
Le 16 juillet 2000, Shamsur Rahman (photo ci-contre), journaliste au quotidien Dainik Janakantha et collaborateur du service en bengali de la radio britannique BBC, est assassiné de deux balles - une dans la poitrine et l'autre dans la tête - dans la ville de Jessore (ouest du pays). Deux inconnus se sont introduits dans son bureau et lui ont tiré dessus à bout portant. Le journaliste, âgé de 43 ans, avait écrit de nombreux articles sur les activités délictueuses des groupes armés et des mafias qui sévissent dans cette région. En mars 1999, il avait échappé à une tentative d'assassinat, à Jessore. Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, le journaliste avait reçu des menaces de mort anonymes, par téléphone.
"Quelle humiliation pour moi et mes enfants de voir les commanditaires du meurtre de mon mari marcher librement dans les rues de Jessore", témoigne l'épouse de Shamsur Rahman (photo ci-contre). Malgré le combat incessant de Mme Rahman, de ses fils et de certains de ses collègues, aucun suspect n'est actuellement détenu et le procès n'a jamais commencé. Plus grave, le gouvernement a pris la décision d'annuler la première enquête de police. Vingt mois après le meurtre du journaliste, le travail de la police de Jessore est réduit à néant.
Le rapport d'enquête, transmis à la justice en mai 2001, avait pourtant identifié seize personnes suspectées de "meurtre" et de "complicité de meurtre". Malgré cela, la plupart d'entre elles, qui avaient été arrêtées, ont été libérées sous caution en juillet 2001.
Contre la volonté de la famille qui considérait l'enquête close et demandait l'ouverture du procès, la décision du gouvernement de Khaleda Zia de réouvrir l'enquête a permis aux principaux suspects, dont un nombre important de journalistes de Jessore, de poursuivre leur campagne de lobbying en faveur du retrait de leur nom des résultats de l'enquête de police. Ainsi, Mizanur Rahmand Tota, chef du bureau du journal Inqilab à Jessore, a été libéré après seize mois de détention. Selon plusieurs témoignages, Mizanur Rahmand Tota aurait donné le feu vert aux deux meurtriers pour pénétrer dans le bureau de Shamsur Rahman. En effet, le journaliste d'Inqilab disposait d'un bureau dans le même bâtiment que Shamsur Rahman.
Ainsi, en octobre 2001, une fois le gouvernement BNP installé au pouvoir, le ministère de l'Intérieur a annoncé qu'une série d'enquêtes policières sur des meurtres de journalistes allaient être relancées. Dans le cas Shamsur Rahman, cette décision représente un retour en arrière très grave. Par ailleurs, le gouvernement n'a rien fait pour obtenir l'extradition depuis l'Inde de l'un des deux individus identifiés par la police comme l'un des meurtriers. Salim Reza est actuellement emprisonné à New Delhi (Inde). En juin 2001, une rumeur a couru selon laquelle Salim Reza allait être reconduit à la frontière par les autorités indiennes. Des proches de Shamsur Rahman se sont alors rendus à la frontière, mais des officiels indiens leur ont répondu que ce citoyen bangladeshi n'avait fait l'objet d'aucune demande d'extradition de la part du gouvernement de Dhaka.
Aujourd'hui, comme depuis maintenant près de deux ans, l'épouse, les fils et les proches de Shamsur Rahman (photo ci-contre) réclament justice. Ils dénoncent également les menaces qui pèsent sur eux. En effet, le gouvernement leur a retiré, en juillet 2001, toute protection de la police, au moment même où la majorité des suspects étaient libérés sous caution. "Ma fille est en danger", nous a confié Mme Rahman.
Les autorités judiciaires ne semblent pas disposées à faire avancer l'affaire. Ainsi, Kaji Munirul, le procureur de la cour du district de Jessore qui a reçu de la police les résultats de l'enquête, a lui-même soutenu la révision de l'enquête. Il s'avère que Kaji Munirul est également responsable pour le district de Jessore du BNP et qu'il était proche de certains des suspects identifiés par la police.
Face à une telle situation, où tout le travail de la police est remis en cause au nom d'intérêts politiques et mafieux, la famille a adressé une lettre au gouvernement dans laquelle elle demandait la protection de la police et l'annulation de la décision de réouverture de l'enquête. L'épouse de Shamsur Rahman a par ailleurs suggéré à RSF de trouver un juriste qui puisse "aider" le procureur, si celui-ci accepte, afin d'instruire l'affaire et d'organiser le procès.
RSF demande que la décision de réouverture de l'enquête soir annulée immédiatement par le ministère de l'Intérieur, et que les suspects identifiés par l'enquête de police soient de nouveau arrêtés, inculpés et traduits devant la justice. Il est également primordial que le gouvernement obtienne l'extradition auprès des autorités indiennes de Salim Reza, l'un des deux meurtriers présumés.
2. Prabir Shikder
Le 22 avril 2001, Prabir Shikder, correspondant du journal Dainik Janakantha à Faridpur (à l'ouest de la capitale), est victime d'une tentative d'assassinat par trois inconnus alors qu'il circule à motocyclette dans le centre-ville de Faridpur. Les agresseurs lancent des bombes incendiaires dans sa direction, puis lui tirent dessus à bout portant à trois reprises. Avant de s'enfuir, ils le frappent à coups de machette. Prabir Shikder est transporté à l'hôpital orthopédique de Dhaka où les médecins l'amputent de la jambe droite touchée par une balle.
"Depuis le premier jour, j'affirme haut et fort que le commanditaire de cette tentative d'assassinat est l'homme d'affaires Musa-bin-Shamsher. Mais dans son rapport d'enquête, l'officier du Département d'investigation criminelle (CID) n'a même pas inscrit son nom sur la liste des suspects. C'est pourquoi j'ai demandé que la police enquête de nouveau sur l'implication de Musa-bin-Shamsher et de son adjoint", a expliqué Prabir Shikder à RSF. Selon Prabir Shikder, l'absence du nom du commanditaire dans le rapport d'enquête est le résultat direct de pressions politiques sur la police.
Dans les heures qui suivent la tentative de meurtre, l'enquête est confiée à un officier de police de Faridpur. Les enquêteurs commettent une première erreur en faisant signer au beau-frère du journaliste le document (First Interrogation Report - FIR) qui sert de plainte dans les premières heures de l'enquête. Or le beau-frère n'est pas au courant des circonstances exactes de l'agression et ne peut donc s'assurer que le nom de Musa-bin-Shamsher figure bien dans ce document. Toute la famille de Prabir Shikder est alors à son chevet dans un hôpital de Dhaka. A partir de cette première déposition, la police enquête rapidement et activement, selon tous les témoignages. Deux délinquants sont arrêtés : Shahidul Islam, âgé de 27 ans, et Mohammad Rahman, âgé de 24 ans. Le 28 avril, un troisième suspect, Hafizur Rahman, dit Nobel, âgé de 26 ans, avoue aux enquêteurs avoir participé à cette attaque. Hafizur Rahman a ainsi reconnu faire partie du gang du délinquant Nuru. Lui et ses complices auraient été contactés par Hafizur Rahman Hafiz, un businessman lié à Musa-bin-Shamer. Le gang aurait reçu, au domicile du frère de Musa-bin-Shamsher, cinq cent mille Taka (un peu plus de neuf mille euros) pour tuer le journaliste. Les enquêteurs accentuent leurs recherches sur la piste de Musa-bin-Shamsher. D'autant plus que les médias mettent en cause l'homme d'affaires dans la tentative d'assassinat. Les policiers iront jusqu'à perquisitionner les bureaux et le domicile de Musa-bin-Shamsher à Dhaka.
Mais après deux semaines d'enquête, le dossier est transmis à un officier du CID de Dhaka. Cette décision politique, formalisée par le chef de la police de Faridpur, le 7 mai 2001, provoque un changement important dans la marche de l'enquête. Selon Prabir Shikder et plusieurs journalistes, elle est alors fortement ralentie. Le commissaire adjoint de police, Maola Bakht, basé à Dhaka, en est chargé. Il interroge à deux reprises la victime. A chaque fois, le journaliste répète qu'il a la conviction que Musa-bin-Shamsher est le commanditaire de cette attaque. Mais lorsque le rapport d'enquête est transmis au juge, le 10 septembre 2001, les noms de Musa-bin-Shamsher et son associé, Hafizur Rahman Hafiz, n'y figurent même pas. L'avocat du journaliste, Manik Majundar, qui a eu accès au dossier, confirme que l'enquêteur a omis des parties importantes de la déposition du journaliste et des premiers résultats de l'enquête. L'avocat souligne également que la piste "journalistique" est négligée au profit d'une piste criminelle et de racket. Prabir Shikder reconnaît qu'il a bien écrit des articles sur le crime organisé depuis 1991, mais précise qu'il n'a jamais reçu de menaces après leur parution. Signalons que Prabir Shikder avait écrit, quinze jours avant son agression, un article dans lequel il mettait en cause le commissaire adjoint de police, Maola Bakht, dans des affaires d'extorsion de fonds.
Pourquoi Musa-bin-Shamsher est-il le principal suspect ? En mars 2001, Prabir Shikder a écrit trois articles pour le Janakantha sur des personnes suspectées de crimes pendant la guerre d'indépendance de 1971. Le premier article concerne Jakaria Kalifa, un homme relativement âgé et démuni qui vit dans un village proche de Faridpur. Impliqué dans des massacres en 1971, il semble aujourd'hui incapable d'avoir organisé cette tentative d'assassinat. Le second article concerne Abul Kalam Azad, devenu présentateur à la télévision. Cet homme intelligent et posé interprète le Coran sur la chaîne de télévision privée eTV. Selon plusieurs témoignages, Abul Kalam Azad n'a pas réagi à l'article et essaie avant tout de faire oublier ses crimes passés. Le troisième article implique Musa-bin-Shamsher, un riche entrepreneur, originaire de Faridpur, dont les activités de businessman touchent notamment à l'envoi de main-d'œuvre bangladeshi dans les pays du golfe Persique. Connu pour ses liens avec certains milieux criminels, Musa-bin-Shamsher entretient des relations avec des réseaux politiques puisqu'il est le beau-frère du ministre de la Santé du gouvernement de la Ligue Awami, au pouvoir à l'époque des faits.
Prabir Shikder affirme avoir reçu des menaces de mort après la publication de l'article sur Musa-bin-Shamsher. Dans un premier temps, une rumeur a couru à Faridpur sur les menaces qui pèseraient sur le journaliste, puis des proches de Prabir Shikder ont été contactés pour lui demander d'être "prudent" quand il met en cause certaines personnes dans ses articles.
RSF a pu rencontrer Mustafah Kabir, l'officier de police en charge du dossier, et Khairul Bashar, le responsable de la police du district de Faridpur. L'un comme l'autre ont affirmé que la police travaillait sans entraves. Le 27 avril, les journalistes de Faridpur décident néanmoins de se mobiliser à nouveau, notamment par une grève de la faim, pour protester contre les lenteurs de l'enquête. En effet, depuis le 13 décembre, date à laquelle la demande de réouverture de l'enquête a été déposée par les avocats du journaliste, l'officier nommé récemment à Faridpur, Mustafah Kabir, n'a interrogé Prabir Shikder qu'une seule fois. Selon plusieurs observateurs, Mustafah Kabir est gêné par la réouverture du dossier car s'il intègre les noms de Musa-bin-Shamsher et Hafizur Rahman Hafiz dans son rapport, il contredit la version d'un supérieur hiérarchique. Mustafah Kabir a déclaré à RSF, le 7 mars 2002, que la nouvelle enquête serait conclue dans un délai d'un mois. Mais l'enquête est bloquée pour des raisons qui ont sûrement à voir avec les protections politiques de Musa-bin-Shamsher. Enfin, depuis quelques mois, des suspects dans cette affaire ont été assassinés. Ainsi, le 13 mars 2002, Siddique Shiekh, connu sous le pseudonyme de Jacky, dont le nom figure dans le rapport de police, a été retrouvé assassiné dans une rivière proche de Faridpur. Déjà, en février 2002, Jahangir Hossain Labu, suspecté d'avoir participé à la tentative d'assassinat, avait été retrouvé mort, la gorge tranchée. La police n'a encore établi aucune relation entre ces meurtres et l'affaire Prabir Shikder.
RSF demande que l'officier de police en charge de réexaminer la possible implication de Musa-bin-Shamsher et Hafizur Rahman Hafiz dans la tentative d'assassinat, dispose du soutien le plus total des autorités. L'organisation estime que le nouveau rapport doit être transmis le plus tôt possible au juge de Faridpur. La police doit arrêter de nouveau les suspects cités dans le premier rapport. Enfin, le procès doit s'ouvrir dans les meilleurs délais.
3. Tipu Sultan
Le 25 janvier 2001, des individus masqués enlèvent Tipu Sultan, correspondant de l'agence de presse privée UNB, à Feni (dans le sud-est du pays). Le journaliste a raconté à RSF l'enchaînement des événements : "Ils m'ont enlevé en pleine rue de Feni. Une fois dans leur voiture, ils ont téléphoné à leur chef, le député Joynal Hazari, et lui ont demandé ce qu'ils devaient faire de moi. Je n'ai pas entendu sa réponse, mais je peux maintenant la deviner. Ils m'ont conduit sur un terrain vague où ils m'ont frappé à coups de barre de fer et de battes de base-ball. Les hommes de main de Hazari m'ont laissé pour mort." Tipu Sultan est retrouvé inconscient, les deux mains et les deux jambes brisées. Des témoins confirment les propos de Tipu Sultan : les agresseurs sont des proches de Joynal Hazari, le député de la Ligue Awami (parti au pouvoir à l'époque). Certains sont des militants de la Bangladesh Chattra League (branche étudiante de la Ligue Awami). Le parlementaire, qui s'était plaint à plusieurs reprises du travail de Tipu Sultan, dément toute implication dans cette agression. De janvier à juillet 2001, la police de Feni, inféodée à Joynal Hazari, n'a mené aucune enquête. La fin du mandat du Premier ministre Sheikh Hasina et du député Joynal Hazari, en juillet 2001, a laissé espérer des avancées conséquentes dans l'enquête et le jugement des auteurs de cette tentative de meurtre.
En effet, en août 2001, le gouvernement intérimaire décide de faire intervenir la police et l'armée dans le district de Feni pour mettre fin aux pratiques mafieuses du député Joynal Hazari et de ses hommes. La résidence du député Joynal Hazari est perquisitionnée et plusieurs de ses proches sont arrêtés. Mais le député s'échappe et entre dans la clandestinité, vraisemblablement en Inde.
Conclusions et recommandations
Les journalistes sont les premiers à dénoncer la criminalisation de la vie politique. Ils sont aussi les premiers à en faire les frais. Au moins cent quarante-cinq d'entre eux ont été agressés ou menacés de mort depuis l'arrivée au pouvoir de l'Alliance conduite par le BNP et le Jamaat-e-Islami. Le système politique, paralysé par le boycott du Parlement par l'opposition, est également source de violence pour la presse. "Avant 1990, on nous imposait un système de parti unique. Aujourd'hui, on nous demande d'élire un parti unique. Et cela a des répercussions pour la presse. Car les journalistes sont obligés de choisir leur camp", souligne Matiur Rahman, rédacteur en chef de Prothom Alo. Piégée par ce système binaire, la presse tente tant bien que mal de couvrir la situation difficile du pays.
Tous les observateurs de la liberté de la presse sont pessimistes quant aux chances d'une amélioration de la sécurité des journalistes. "Le ministère de l'Intérieur se limite à des déclarations de principe ou des actions paternalistes pour lutter contre la violence", affirme le rédacteur en chef de Prothom Alo. "Dans ce pays, les politiciens s'affichent en public avec les victimes, mais, en réalité, ils entretiennent des relations complices avec le crime organisé. Ils créent un Frankestein qui finira par les dévorer", affirme Alhaj Liaquat Ali, directeur du quotidien régional Purbanchal.
Au vu des manquements graves commis par les autorités nationales et locales dans les affaires Shamsur Rahman, Tipu Sultan et Prabir Shikder, RSF considère que le gouvernement, et plus particulièrement le ministère de l'Intérieur, est responsable de l'impunité dont jouissent les assassins et les agresseurs de journalistes. Ce climat d'impunité est propice au maintien d'une violence constante contre la presse. Et comme l'ont souligné de nombreux journalistes interrogés par RSF, "il est impossible de travailler avec un pistolet sur la tempe".
Recommandations aux autorités du Bangladesh
-1. RSF demande que les partis au pouvoir exigent de leurs partisans de cesser toute violence contre la presse ;
-2. RSF rappelle au gouvernement ses engagements internationaux en matière de droits de l'homme, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants ;
-3. RSF demande l'abrogation de toutes les lois d'exception qui permettent de condamner à des peines de prison des journalistes pour leurs écrits, à l'issue de procédures contraires aux standards de la justice internationale ;
-4. RSF suggère la création d'une cellule spéciale au sein du ministère de l'Intérieur pour recevoir les plaintes des journalistes agressés ;
-5. RSF demande que les volontés de la famille du journaliste assassiné Shamsur Rahman soient respectées : pas de révision de l'enquête et début d'un procès dans les meilleurs délais ;
-6. RSF demande que tous les moyens soient mis à la disposition des enquêteurs et des juges pour que soient instruites et jugées les affaires Prabir Shikder et Tipu Sultan ;
-7. RSF requiert la levée des nouvelles dispositions concernant les visas de presse pour les journalistes étrangers qui représentent une entrave sérieuse à leur travail ;
-8. RSF exige la levée des charges pour "sédition" à l'encontre du journaliste et militant des droits de l'homme Shahriar Kabir ;
-9. RSF exige la fin des pressions politiques et financières sur les médias indépendants, notamment le Dainik Janakantha.
Recommandations à l'Union européenne, aux Etats-Unis et aux pays donateurs
-1. RSF demande que les aides apportées au gouvernement bangladeshi soient conditionnées au respect de la liberté d'expression ;
-2. RSF souhaite que les représentants des Etats-Unis et de l'Union européenne au Bangladesh condamnent publiquement les arrestations et les agressions de journalistes perpétrées par des militants des partis au pouvoir ou par les forces de l'ordre ;
-3. RSF recommande un soutien aux organisations qui défendent la liberté de la presse.
Recommandations aux journalistes bangladeshis
-1. RSF condamne toute incitation à la violence par les médias ;
-2. RSF condamne également les critiques, parfois virulentes, de certains médias proches du gouvernement à l'encontre des publications et des personnalités qui critiquent pacifiquement les autorités ;
-3. RSF condamne le soutien apporté par certains journalistes à des groupes organisés impliqués dans des agressions ou des meurtres de confrères ;
-4. RSF recommande une couverture rigoureuse et objective des événements, considérant que la politisation de la presse peut compromettre un apaisement de la violence politique.