Trois ans après la disparition de Géorgiy Gongadze, les assassins du journaliste sont toujours en liberté. Reporters sans frontières dénonce le manque de résultats de l'enquête et demande aux autorités d'établir toute la chaîne de responsabilité qui a mené à ce meurtre, à la lumière des nouveaux éléments apparus au cours du dernier mois.
A l'occasion du troisième anniversaire de la disparition, le 16 septembre 2000, de Géorgiy Gongadze, rédacteur en chef du journal en ligne www.pravda.com.ua, Reporters sans frontières dénonce l'absence de résultats dans l'enquête sur l'assassinat du journaliste.
"Après trois ans d'enquête, et malgré vos annonces répétées sur l'imminence de la résolution de l'affaire, aucun élément significatif n'a été apporté afin d'élucider ce meurtre et les assassins de Géorgiy Gongadze sont toujours en liberté", a déclaré Robert Ménard, dans un courrier adressé à Sviatoslav Piskoun, procureur général d'Ukraine. "Nous attendons toujours que les responsables, à tous les niveaux, soient identifiés et punis. Nous ne nous satisferons pas de l'inculpation des seuls exécutants de ce crime abject. Nous vous demandons de prendre en compte et de vérifier, dans votre investigation, tous les éléments contenus dans les lettres posthumes de Igor Gontcharov, dans les conclusions de la commission d'enquête parlementaire et dans les enregistrements de Mykola Melnychenko", a-t-il ajouté.
L'enquête n'a connu aucune avancée significative en 2003. Les responsables du parquet de Tarachtcha, petite ville de la région de Kiev où le corps de Géorgiy Gongadze a été retrouvé, reconnus coupables de falsification de documents, de négligence et d'abus de pouvoir, ont été amnistiés et libérés en avril et en mai. Un témoin clé dans l'affaire Gongadze, l'ancien officier de la police criminelle Igor Gontcharov, est décédé le 1er août en prison, dans des circonstances très obscures. Son corps a été incinéré trois jours plus tard. Il avait été arrêté en mai 2002 pour son rôle présumé dans des meurtres perpétrés par un groupe associant bandits et anciens policiers. Il avait refusé à plusieurs reprises de témoigner devant le parquet général, expliquant avoir peur d'être tué en prison.
Dans une lettre posthume, reçue par l'Institut des Mass Médias (IMI) et reconnue authentique par le parquet général, Igor Gontcharov évoque une série de crimes pour lesquels il était emprisonné, dont celui de Géorgiy Gongadze. Il affirme qu'ils ont été "commis sur ordre du ministre de l'Intérieur de l'époque, Iouri Kravtchenko, et de son successeur, Iouri Smirnov". Il ajoute que "les plus hauts responsables de l'Etat et le Président étaient au courant de ces enlèvements et de ces meurtres et sont impliqués". Iouri Kravtchenko est actuellement chef de l'administration fiscale et Iouri Smirnov, conseiller présidentiel.
Le 28 novembre 2000, un leader de l'opposition avait révélé l'existence d'enregistrements réalisés dans le bureau du président Koutchma par un officier des services secrets, Mykola Melnychenko, où un interlocuteur, présenté comme pouvant être le ministre de l'Intérieur, Iouri Kravtchenko, assure qu'il dispose de personnes capables de se débarrasser de Géorgiy Gongadze, de "vrais aigles", prêts à faire "tout ce que vous voulez".
Géorgiy Gongadze était connu pour son ton très critique vis-à-vis du pouvoir et pour son combat actif en faveur de la liberté de la presse en Ukraine. Pendant la campagne pour l'élection présidentielle de 1999, il s'était montré très offensif. Interrogeant le Président avec quatre autres journalistes lors d'un débat télévisé sur la chaîne nationale 1 + 1, il avait directement mis en cause le ministre de l'Intérieur Kravtchenko, dans différentes affaires de corruption et d'atteintes aux libertés, notamment à la liberté de la presse. Le journaliste s'était ensuite rendu aux Etats-Unis, entre le 3 décembre 1999 et le 5 janvier 2000, quelques jours avant la visite officielle du président Koutchma, pour y rencontrer des représentants du Département d'Etat, du Congrès, des médias et l'importante diaspora ukrainienne. Il avait alors diffusé un texte signé par soixante journalistes, dénonçant les atteintes à la liberté de la presse en Ukraine, et avait organisé une conférence de presse sur ce sujet. Il s'était aussi activement impliqué dans la dénonciation du référendum sur le renforcement des pouvoirs présidentiels, en avril 2000.
Durant les mois précédant sa disparition, le journaliste était surveillé par la milice et suivi par des inconnus dans une voiture portant des plaques d'immatriculation de la milice. Il disait ressentir une "terreur morale" et avait dénoncé une "provocation planifiée, dont l'objectif est, au mieux, de m'intimider et, au pire, de m'empêcher d'exercer mon métier" (lettre ouverte au procureur général d'Ukraine, Mikhaïlo Potebenko, 14 juillet 2000). La justice n'avait pas pris au sérieux les menaces dont il était l'objet.
Géorgiy Gongadze a disparu à l'âge de 31 ans, le soir du 16 septembre 2000. Son corps décapité et mutilé a été retrouvé le 2 novembre 2000. Une mission d'enquête de Reporters sans frontières, réalisée en janvier 2001, avait constaté l'accumulation de fautes, d'une gravité exceptionnelle. Mikhailo Potebenko, ancien procureur général élu au Parlement ukrainien en mars 2001, a mené l'instruction avec le souci premier de protéger l'exécutif des graves accusations dont il était l'objet. Myroslava et Lessia Gongadze, veuve et mère du journaliste, ont été systématiquement écartées de l'enquête et se sont vu refuser jusqu'à fin janvier 2001 le statut de partie civile. Myroslava Gongadze a porté plainte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) contre l'Etat ukrainien le 16 septembre 2002.