RSF et 61 organisations appellent le Conseil de l’UE à protéger les journalistes contre la surveillance dans le projet de législation sur la liberté des médias

Dans une lettre ouverte publiée le 19 juin, 62 organisations de la société civile européenne, dont Reporters sans frontières (RSF), s’inquiètent des modifications apportées par le Conseil de l’Union européenne sur le secret des sources et la protection des journalistes contre la surveillance dans le projet de législation sur la liberté des médias (EMFA). L’exception liée à la “sécurité nationale” pourrait ôter toute efficacité aux garanties prévues par le texte. Les organisations signataires appellent le Conseil à rejeter une telle exception.

À l'attention de : Mesdames et Messieurs les Représentants permanents adjoints (Coreper 1re partie)

CC : Mesdames et Messieurs les Attachés culturels et audiovisuels

Le 19 juin 2023

 La société civile et des associations de journalistes appellent le Conseil à protéger les journalistes contre les logiciels espions et la surveillance dans le cadre de la loi européenne pour la liberté des médias (European Media Freedom Act, EMFA) 

Mesdames et Messieurs les Représentants permanents adjoints, 

Nous, soussignées 62 organisations de la société civile et de journalistes, vous adressons cette lettre afin de vous faire part de notre inquiétude sur les développements préoccupants quant au projet de législation européenne sur la liberté des médias (European Media Freedom Act, EMFA), et en particulier sur les dispositions de l’article 4 (« Droits des fournisseurs de services média »). Le dernier texte de compromis du 24 mai fait peser de graves risques sur les principes démocratiques et les droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment en matière de liberté de la presse, de liberté d’expression et de protection des journalistes. 

En particulier, le dernier texte de compromis : (a) maintient et aggrave la proposition de la Commission qui prévoit une exception de « sécurité nationale » à l’interdiction générale de déployer des logiciels espions contre des journalistes ; (b) élargit la liste d’infractions qui autorise une surveillance des journalistes et des sources journalistiques ; et (c) supprime les garanties juridiques qui protègent les journalistes contre le déploiement de logiciels espions par les États membres. 

Afin de s’assurer que le règlement protège les journalistes et leurs droits fondamentaux, le Conseil doit plutôt : 

(a)  éliminer l’exception pour « sécurité nationale » 

Le texte de compromis actuel, au lieu de protéger les journalistes et leurs sources, va légaliser l’utilisation de logiciels espions contre les journalistes. Plus précisément, l’inclusion d’un nouveau paragraphe 4 affirmant que « le présent article est sans préjudice pour la responsabilité des États membres pour protéger la sécurité nationale » fait des protections originellement prévues par l’article 4 des coquilles vides. À travers cette nouvelle disposition, le Conseil non seulement affaiblit les garanties contre le déploiement des logiciels espions, mais incite fortement leur utilisation sur la seule base du pouvoir discrétionnaire des États membres. 

Le journaliste hongrois Szabolcs Panyi décrit bien la véritable menace que cette disposition représente pour le journalisme : 

« L’analyse technique légale de mon téléphone a montré que le logiciel espion Pegasus piratait mon appareil depuis sept mois. Ma surveillance entravait mon droit à protéger mes sources d’information. Je suis un journaliste d’investigation qui dépend beaucoup des informations fournies par les lanceurs d’alerte. Dans des environnements politiques de plus en plus répressifs comme la Hongrie, où les médias sont sous le contrôle et la pression du gouvernement, les lanceurs d’alerte et les fuites restent les seuls moyens pour les journalistes d’investigation de découvrir la vérité. C’est exactement pour ces raisons que, sous le prétexte d’un raisonnement de sécurité nationale aussi vague que fallacieux, la surveillance est utilisée contre les journalistes hongrois. Cela a un effet de dissuasion immense et cela pourrait rendre notre travail impossible. Les dirigeants de l’UE à Bruxelles doivent réaliser que n’importe quel citoyen de l’Union, qu’il soit journaliste ou une source journalistique, peut faire l’objet d’une surveillance illégitime si certains États membres n’ont jamais de compte à rendre en utilisant la « sécurité nationale » comme un laissez-passer. Cela ne rend l’EMFA que plus essentielle en matière de protection des droits des journalistes et de la liberté de la presse. » 

L’intégration de l’exception de « sécurité nationale » sans garanties en matière de droits fondamentaux ne prend pas en compte l’importante jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La Cour a clairement indiqué que le simple objectif de sauvegarder la sécurité nationale ne peut pas rendre le droit de l’UE inapplicable et n’exempte pas les États membres de leurs obligations de respecter l’état de droit. 

(b)  restreindre la liste des infractions qui autorise les mesures répressives contre des journalistes et des sources journalistiques, et interdit le déploiement de logiciels espions 

Le projet de position du Conseil supprime la liste exhaustive des infractions établie par la Commission à l’article 2, paragraphe 17, pour la remplacer par la liste établie dans la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen, assortie d’une peine de détention maximale d’au moins trois ans et toutes les infractions punies d’au moins cinq ans d’emprisonnement en vertu du droit national. Cela a pour effet d’étendre considérablement la liste des infractions justifiant le déploiement de logiciels espions contre des journalistes et des sources journalistiques, dont des infractions moins graves telles que l’« incendie criminel » et le « piratage de produits » ce qui est extrêmement problématique du point de vue des droits fondamentaux.

Afin de respecter le principe de proportionnalité, il est primordial d’inclure un véritable seuil qui exclut les dispositions des codes pénaux nationaux qui ne justifient pas des mesures intrusives au titre de l’article 4 (2) point (b). Selon la jurisprudence de la CJUE, seules les infractions graves peuvent justifier une ingérence significative dans les droits fondamentaux de l’individu. Lorsqu’il s’agit de journalistes et d’employés des médias, le seuil doit être plus élevé en raison du rôle crucial qu’ils jouent en tant que chiens de garde dans nos démocraties. 

Selon l’évaluation du Contrôleur européen de protection des données (CEPD) dans ses remarques préliminaires, le niveau d’interférence des logiciels espions avec le droit à la vie privée est si élevé qu’il « prive, en réalité » l’individu de ce droit. Lorsque l’individu est un journaliste ou une source, il apparaît plus clairement encore que l’objectif de protéger la sécurité nationale ne peut pas équilibrer de manière adéquate l’interférence en jeu. En résumé, le large éventail d’ infractions prévues au point (c) de l’article 4 (2) laisse le champ libre à une surveillance inacceptable et disproportionnée de journalistes et de sources journalistiques. Si elle n’est pas remaniée en profondeur, l’EMFA légalisera le fait de museler des voix critiques, renforçant ainsi les effets de dissuasion des espaces civiques. 

(c)  inclure de solides garanties pour protéger et respecter le travail journalistique libre et indépendant 

Dans sa proposition actuelle, le Conseil n’inclut pas de mesures capables de sauvegarder les droits fondamentaux, comme l’exige le Traité de l’Union européenne et la Charte des droits fondamentaux. L’EMFA doit ainsi suivre les normes fondamentales inscrites dans la jurisprudence de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Par exemple, elle doit intégrer une autorisation préalable effective, contraignante et significative par une autorité judiciaire indépendante. En outre, les mesures répressives prévues par l’Article 4 (a) et (b) doivent être nécessaires, proportionnées et évaluées au cas par cas, et strictement limitées aux infractions les plus graves.

Le témoignage du journaliste catalan Enric Borràs Abelló, président du Groupe de journalistes Ramon Barnils et directeur adjoint du journal ARA montre combien cruciales sont les garanties dans le contexte de la surveillance d’État : 

« La liste des personnalités espionnées par Pegasus et Candiru au cours de ce qu’on a appelé le “Catalan Gate” comprend, à l’heure actuelle, 65 noms confirmés par l’ONG Citizen Lab. Trois d’entre eux sont des journalistes. Le cyberespionnage contre le mouvement indépendantiste catalan a débuté il y a plus d’un an et depuis, le Centre national de renseignement (CNI) espagnol n’a reconnu l’espionnage que de 18 personnes liées au mouvement. Aucune n’est journaliste. Le CNI a l’autorisation judiciaire de procéder ainsi dans le cadre de l’enquête sur le terrorisme de l’organisation [basée en ligne] appelée Tsunami démocratique, qui a appelé à plusieurs manifestations en Catalogne. L’enquête sur les 47 autres cas menée sans autorisation judiciaire reste sans réponse des autorités nationales. Jusqu’à présent, il n’y a aucune forme de collaboration de la part des renseignements espagnols. » 

À la lumière des points susmentionnés, les organisations de la société civile et de journalistes soussignées appellent le Conseil à revenir sur sa position actuelle et à adopter une position solide contre la surveillance des journalistes. Le scandale Pegasus en Hongrie, l’affaire Predator en Grèce et le « Catalan Gate » ne sont tout simplement pas tolérables dans les sociétés démocratiques. C’est le rôle du Conseil que de s’assurer d’intégrer les garanties juridiques les plus solides pour protéger le journalisme. Ainsi, nous espérons sincèrement que, dans le cadre de vos responsabilités, vous prendrez des mesures urgentes et substantielles pour garantir que les inquiétudes exposées dans cette lettre soient traitées comme elles l’exigent. 

Nous restons à votre disposition dans le cas où vous souhaiteriez prolonger le dialogue sur la manière dont le Conseil peut veiller à ce que son approche générale de l’EMFA renforce les droits fondamentaux, la démocratie et l’état de droit, qui sont les fondements de l’Union européenne.

Nous vous prions, Mesdames et Messieurs les Représentants permanents adjoints, d’agréer l’expression de nos sentiments distingués.

Signatories

1. Access Info Europe 

2. Access Now 

3. ActiveWatch, Romania 

4. ApTI – Asociatia pentru Tehnologie si Internet, Romania 

5. Article 19 

6. Association of Professional Journalists, Albania 

7. Belarusian Assotiation of Journalists (BAJ), Belarus 

8. CFDT-Journalistes, France 

9. Citizen D / Državljan D, Slovenia 

10. Civil Liberties Union for Europe (Liberties) 

11. Civil Rights Defenders, Sweden 

12. Croatian Journalists Association 

13. Cultural Broadcasting Archive, Austria 

14. Culture and Mass-Media Federation FAIR-Media Sind and Romanian Trade Union of  Journalists, Romania 

15. Danish Union of Journalists, Denmark 

16. Digitalcourage, Germany 

17. Digital Citizenship (DCO) 

18. Dutch Association of Journalists (NVJ), The Netherlands 

19. Electronic Frontier Norway (EFN), Norway 

20. Estonian Association of Journalists, Estonia 

21. Eurocadres 

22. European Centre for Press and Media Freedom (ECPMF) 

23. European Digital Rights (EDRi) 

24. European Federation of Journalists (EFJ) 

25. European Partnership for Democracy (EPD) 

26. Federazione Nazionale Stampa, Italy 

27. Finnish Union of Journalists, Finland 

28. Flemish Association of Journalists, Belgium 

29. Free Press Unlimited, the Netherlands 

30. Gazeta Wyborcza Foundation, Poland 

31. Global Forum for Media Development (GFMD) 

32. Gong, Croatia 

33. Group of Journalists Ramon Barnils, Spain 

34. Helsinki Foundation for Human Rights, Poland

35. Human Rights Monitoring Institute, Lithuania 

36. Hungarian Press Union, Hungary 

37. IT-Pol, Denmark 

38. Independent Journalists' Association of Serbia (NUNS), Serbia

39. Independent Journalists Association of Vojvodina, Serbia 

40. International Press Institute 

41. Internews Europe

42. Journalists’ Union of Turkey (TGS), Turkey 

43. La Quadrature du Net, France 

44. Latvian Journalist Union, Latvia 

45. Ligue des droits humains (LDH), Belgium 

46. Lithuanian Union of Journalists (LZS), Lithuania 

47. Media Diversity Institute 

48. Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa (OBCT) 47. Ossigeno.info, Italy 

49. Ossigeno.info, Italy

50. Peace Institute, Slovenia 

51. Portuguese Union of Journalists (SINJOR), Portugal 

52. Reporters without Borders (RSF) 

53. Serbian Union of Journalists (SINOS), Serbia 

54. Society of Journalists, Warsaw, Poland 

55. South East Europe Media Organisation (SEEMO) 

56. Statewatch, UK 

57. Swedish Union of Journalists, Sweden 

58. Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT), France 

59. TUC Nezavisnost, Serbia 

60. Trade Union of Croatian Journalists, Croatia 

61. Trade Union of Media of Montenegro (TUMM), Montenegro 

62. Wikimedia Europe

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