LA PRESSE "OBJECTIF MILITAIRE": Les groupes armés contre la liberté de la presse
Organisation :
Enquête : "Réseau RSF"
Régis Bourgeat, Reporters sans frontières,
et Iván García, Instituto Prensa y Sociedad
Rapport de mission en Colombie - 22 au 30 octobre 2001 Introduction : les nouveaux ennemis déclarés de la liberté de la presse Le processus de paix engagé par le gouvernement avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) s'est accompagné d'une radicalisation de l'attitude des groupes armés à l'égard de la presse. D'abord des paramilitaires, désireux d'être invités à la table des négociations. Puis de la guérilla qui a reproché aux médias de saboter le processus de paix par sa couverture des négociations. Si les groupes armés ont depuis toujours attaqué la presse, la situation s'est encore dégradée. Après les narcotrafiquants dans les années 1980 et 1990, ils apparaissent comme les nouveaux ennemis déclarés de la liberté de la presse. La guerre qui oppose les Autodéfenses unies de Colombie (AUC, paramilitaires) aux guérillas des FARC et de l'ELN (Ejército de Liberación Nacional, Armée de libération nationale) est également une guerre de l'information. "Je ne peux pas accepter que le journalisme devienne une arme au service de l'un des acteurs du conflit", a expliqué Carlos Castaño, le chef des AUC pour justifier les assassinats de journalistes. Si ce groupe armé est aujourd'hui le plus dangereux pour les professionnels de l'information, les groupes de Manuel Marulanda, le leader des FARC, et de Nicolas Rodríguez Bautista, chef militaire de l'ELN, ont également déclaré "objectifs militaires" les journalistes. Les exemples des départements du Nariño ou du Caqueta montrent que dans les régions disputées ou contrôlées par ces groupes, la presse indépendante n'existe pratiquement plus. Une situation d'autant plus tragique que narcotrafiquants, hommes politiques, fonctionnaires corrompus ou membres des forces de l'ordre hostiles à la presse continuent de s'en prendre aux professionnels de l'information. Aujourd'hui, le bilan est lourd : une quarantaine de journalistes tués au cours des dix dernières années, une cinquantaine séquestrés depuis 1999 et près d'une trentaine d'autres contraints à l'exil. Une délégation de Reporters sans frontières (RSF) et de l'Institut presse et société (Instituto Prensa y Sociedad, IPYS) , deux organisations membres du Réseau RSF , s'est rendue en Colombie du 22 au 30 octobre 2001 pour enquêter sur les conditions de travail des journalistes et sur l'impunité dont bénéficient les auteurs d'assassinats de professionnels de l'information. Cette délégation a rencontré une cinquantaine de journalistes, directeurs des médias et défenseurs de la liberté de la presse. Elle a également pu rencontrer des représentants du gouvernement pour faire le point sur les initiatives prises par ce dernier, ainsi que le président Andrés Pastrana pour lui faire part de ses observations. "Fais très attention à ce que tu écris car nous lisons ce que tu publies" Dans un communiqué publié le 9 novembre 2001, le groupe des AUC du département du Nariño, accuse Germán Arcos, cameraman de Caracol Televisión, Oscar Torres, rédacteur en chef du quotidien Diario del Sur, Cristina Castro, correspondante de la télévision RCN, et Alfonso Pardo, ancien correspondant de l'hebdomadaire communiste Voz engagé dans le processus de paix, de couvrir le conflit "de façon malhonnête". Le groupe armé donne quarante-huit heures aux quatre journalistes pour cesser de travailler, sinon ils seront "jugés". Trois semaines plus tôt, la guérilla des FARC avait reproché au quotidien El Tiempo et aux groupes RCN et Caracol d'être des "ennemis du processus de paix" au motif qu'ils critiquaient l'attitude du groupe armé sans évoquer les problèmes de fond du pays. Soupçonnés de soutenir "l'autre camp", les journalistes se trouvent en permanence sous les feux croisés des groupes armés. Aucun d'entre eux n'a renoncé à son pouvoir de semer la terreur. Outre les AUC et les FARC, la guérilla de l'ELN, le troisième groupe armé du pays par ses effectifs (5 000 hommes), avait, en mars 1999, déclaré "objectifs militaires permanents (…) les médias qui mettent leurs moyens à la disposition d'une propagande favorable aux paramilitaires". Pas plus que les journalistes, les rédactions ne sont épargnées : sept attentats ou tentatives d'attentat à la bombe ont été recensés depuis 1995. Deux ont eu lieu en 2001 : une tentative, revendiquée par les AUC, visait l'organe du Parti communiste ; un attentat, attribué à l'ELN, a détruit les locaux de Radio Caracol à Medellín. Les témoignages recueillis par IPYS et RSF rendent comptent de l'intolérance des groupes armés à l'égard de l'information publiée. "Fais très attention à ce que tu écris car nous lisons ce que tu publies", s'est ainsi vu sommé le correspondant d'un quotidien. Depuis le 1er janvier 2001, vingt journalistes ont été déclarés "objectifs militaires" ou se sont vus reprocher de "soutenir la guérilla". La confusion est parfois telle que les journalistes ne sont pas en mesure de désigner les auteurs des menaces. Parfois, aussi, les groupes armés démentent être l'auteur d'un communiqué qui porte pourtant l'emblème de leur front local. Le 29 mai 2001, cinq journalistes de Cali étaient ainsi déclarés "objectifs militaires" dans un communiqué signé par le "Front Farallones", le groupe local des AUC. "Après vérification, nous avons établi que dans le département du Valle, il existe des médias et journalistes au service de la guérilla", disait le communiqué. L'authenticité en a été rejetée par les chefs du groupe armé contactés par les directions des médias concernés. Un conflit jusque dans les salles de rédaction Dans un contexte aussi complexe qu'hostile, les journalistes préfèrent souvent s'autocensurer. D'autant qu'en l'absence d'une organisation de défense de la liberté de la presse forte et de solidarité de la profession, ils se sentent encore plus vulnérables. Les médias ne se mobilisent que rarement pour défendre un collègue ou suivre les enquêtes sur des assassinats de journalistes. Il faut dire que, comme le déplorait le directeur d'un journal, "le conflit est arrivé jusque dans les salles de rédaction". Des reporters couvrant le processus de paix avec la guérilla se voient par exemple qualifiés, avec un humour douteux, de "porte-parole de la guérilla" par leurs collègues en relation avec des sources militaires. Quoiqu'il en soit, le manque de mobilisation ne peut qu'encourager les auteurs des violences. Par ailleurs, actuellement, seule la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP, Fundación para la Libertad de Prensa) se consacre exclusivement à la défense de la liberté de la presse. Mais l'essentiel de ses efforts est investi dans un programme de protection des journalistes dont l'efficacité repose sur la discrétion. La FLIP est donc aujourd'hui peu connue. L'association colombienne de défense de la liberté de la presse a cependant confié aux représentants de RSF et d'IPYS qu'elle comptait bientôt renforcer son activité de dénonciation publique des attaques contre la presse. Pour Maria Teresa Ronderos, présidente de la FLIP, la priorité est "que ceux qui menacent sachent que cela leur coûtera cher". D'après l'association Medios para la Paz, qui propose des séminaires de formation, ce sont aussi les pratiques et les habitudes des journalistes qui mettent en péril leur vie. Certains d'entre eux ne respecteraient pas les règles élémentaires de déontologie dans les rapports avec leurs sources, allant jusqu'à passer leurs vacances avec des membres d'un groupe armé. "C'est pourquoi l'esprit de Medios para la Paz est de considérer le professionnalisme comme la première mesure de protection", explique Gloria Moreno, directrice de l'organisation. Cette dernière pointe aussi la responsabilité des rédactions qui, avides de scoop, feraient prendre des risques inconsidérés à leur reporters. Et de citer l'exemple d'une correspondante d'un journal télévisé à Barrancabermeja qui, après avoir été licenciée, s'est vu proposer sa réintégration dans la rédaction si elle parvenait à retrouver la première la trace d'un avion détourné par l'ELN. La journaliste y est parvenue après avoir traversé deux localités où s'affrontaient l'armée et la guérilla… Fondées, les dénonciations du manque de professionnalisme des journalistes ou l'irresponsabilité de certains directeurs de médias ne doivent cependant pas faire oublier que l'usage de la violence contre la presse est injustifiable et inacceptable. D'autant que ces autocritiques ne peuvent que décourager la profession à se mobiliser pour ses représentants. Les paramilitaires : première menace à la liberté de la presse Depuis 1999, vingt-sept journalistes ont pris le chemin de l'exil. La moitié d'entre eux les attribuent aux paramilitaires. "Les Autodéfenses mettent plus facilement à exécution leurs menaces", explique un reporter de la presse écrite. Sur les quatorze cas de journalistes assassinés pour raisons professionnelles depuis 1999, huit sont imputables à ce groupe armé. L'un des cas d'exil les plus connus est celui d'Ignacio Gómez. Entre février et mai 2000, le journaliste d'El Espectador avait reçu pas moins de cinquante-six lettres de menaces. Dans un article, il avait révélé qu'un massacre de quarante-neuf paysans avait été commis par des paramilitaires avec le soutien de membres de l'armée. Après avoir échappé, le 24 mai, à une tentative d'enlèvement dans les rues de Bogotá, Ignacio Gómez s'est réfugié aux Etats-Unis le 1er juin 2000. Il est rentré dans son pays un an plus tard. Trois autres professionnels de l'information sont également rentrés, d'autres font régulièrement des allers et retours entre leur pays d'accueil et leur sol natal. A la différence des régimes dictatoriaux qui persécutent leurs opposants et peuvent les rejeter dans l'exil pour de longues années, la situation en Colombie, où la menace ne vient pas de l'Etat, n'interdit pas au journaliste un retour ponctuel sur le territoire. De nombreux professionnels des médias interrogés par RSF et IPYS s'accordent à dire que la violence des AUC est devenue la principale entrave à la liberté de la presse. Bon communicateur, Carlos Castaño multiplie depuis deux ans les interviews à la presse nationale et internationale. Il tente ainsi de convaincre que les massacres commis par ses hommes sont justifiés par leur objectif : défendre les classes moyennes contre la guérilla. Dans un entretien accordé au quotidien français Le Monde au printemps 2001, il reconnaissait volontiers que les AUC avaient exécuté "deux journalistes locaux qui étaient, en fait, des guérilleros". "Je ne peux pas accepter que le journalisme devienne une arme au service de l'un des acteurs du conflit", expliquait-il. Quelques jours à peine après la publication de l'article, une bombe de 250 kilos de TNT (trinitrotoluène), placée devant les locaux de Bogotá de l'hebdomadaire communiste Voz, était neutralisée par la police. Une action revendiquée peu après par Carlos Castaño. Dans ses relations avec la presse, la guérilla est loin de montrer la même volonté de convaincre. Pour toute réponse aux questions d'envoyés spéciaux venus l'interroger sur la présence de son groupe armé dans le Putumayo, un sous-commandant de la guérilla s'était contenté de brandir un communiqué officiel de son mouvement et avait invité les journalistes à le recopier. Enfermée dans sa rhétorique, la guérilla se méfie des patrons de presse "au service des grands monopoles" et accuse les médias d'être "les principaux responsables des maux de la Colombie". Le communiqué du 18 octobre, dans lequel les FARC reprochent à El Tiempo et aux groupes RCN et Caracol d'être des "ennemis du processus de paix", témoigne également du sentiment de ce groupe armé d'être maltraité par les médias. En février 2001, Nicolas Rodríguez Bautista, chef de l'ELN, justifiait les enlèvements de journalistes par la discrimination dont il affirme que son groupe serait victime dans les médias. Plusieurs observateurs interrogés par IPYS et RSF rapportent que la presse nationale dénonce en effet plus volontiers les exactions commises par la guérilla que par les groupes paramilitaires. Moins lourd que celui des paramilitaires, le bilan des FARC et de l'ELN en matière de répression de la liberté de la presse n'en est pas moins éloquent : trois journalistes tués depuis 1999 et six autres, menacés, contraints à l'exil. Au total, les FARC et l'ELN ont séquestré, parfois pendant seulement quelques heures, cinquante-six journalistes depuis 1998. Le plus souvent dans le but de contraindre les médias à diffuser un communiqué de presse, ou de dénoncer les exactions commises par l'armée ou les paramilitaires. Dans le cas d'Henry Romero, séquestré par l'ELN en octobre 1999, le groupe armé avait souhaité juger le photographe de l'agence Reuters pour la publication de clichés où des guérilleros apparaissaient le visage découvert. Il avait été libéré après sept jours de détention. Des reporters qui couvrent le conflit rapportent que les forces de l'ordre font preuve parfois de la même intolérance que les groupes armés à l'égard de la presse. "Et celui-là ? Il est avec nous ou avec les autres ?", avait demandé un officier en parlant d'un journaliste. L'organisation Human Rights Watch a accusé à plusieurs reprises certaines brigades de l'armée de collusions avec les groupes paramilitaires. Correspondant du quotidien El Tiempo à Monteria, Carlos Pulgarín avait été accusé par un colonel d'être un "porte-parole de la guérilla" avant d'être agressé par des membres présumés des AUC. Le journaliste avait publié des informations sur les pertes subies par ce groupe armé lors de combats. Outre l'armée, la police ou les gardiens de prison sont parfois mis en cause. Le 25 mai 2000 Jineth Bedoya, d'El Espectador, est enlevée à l'entrée même de la prison La Modelo de Bogotá, sous les yeux des vigiles. Un an et demi plus tard, les conclusions de l'enquête menée par l'Institut national des prisons (INPEC, Instituto Nacional Penitenciario y Carcelario) ne sont toujours pas connues. La journaliste n'a été libérée qu'une dizaine d'heures plus tard, après avoir été frappée, droguée puis violée. Quelques jours auparavant, elle avait publié un article sur des assassinats commis au sein de la prison par des membres des AUC détenus dans cet établissement. Des régions particulièrement dangereuses Les attaques portées contre les journalistes d'El Espectador en 2000 et les récents attentats à la bombe contre Voz et Radio Caracol démontrent que la violence des groupes armés n'épargne pas les médias dans les grandes villes. Cependant, la situation en province est sans doute plus difficile encore pour trois raisons essentielles. Avant tout parce que les journalistes de petits médias sont plus isolés. Ensuite, parce que les groupes armés sont beaucoup plus présents. Certaines régions sont complètement sous leur contrôle. C'est le cas de la ville de Montería, dans le département de Córdoba (Nord-Ouest), fief des AUC, ou de la zone démilitarisée concédée aux FARC, dans le département du Caqueta (Sud). Enfin parce que, dans de nombreux endroits, les groupes armés se disputent le contrôle de la région : départements du Nariño (Sud-Ouest), du César (Nord-Est), du Magdalena (Nord), du Putumayo (Sud), du Norte de Santander (Nord-Est), de l'Arauca (Est), etc. Deux régions se sont tristement distinguées au cours des derniers mois pour leurs multiples atteintes à la liberté de la presse : le département du Nariño, frontalier avec l'Equateur, et celui du Caqueta. A l'intérieur de ce dernier, il faut encore dissocier la zone démilitarisée de la région de Florencia, capitale du département. Cette dernière sera abordée dans le chapitre consacré à l'impunité. Situé à la frontière avec l'Equateur, disposant d'une large façade sur l'océan Pacifique, le département de Nariño est stratégique pour le trafic d'armes et de drogue. Groupes paramilitaires, guérillas et narcotrafiquants se disputent le contrôle de cette province et, en particulier, du port de la région, Tumaco. En septembre 2000, les paramilitaires sont arrivés dans la ville portuaire qu'ils ont entrepris de "nettoyer". Un article publié par El Espectador rapporte qu'après avoir assassiné les délinquants et les mendiants, les paramilitaires s'en sont pris aux leaders ouvriers et aux voix indépendantes. Carlos Lozano, directeur de l'hebdomadaire Voz et membre du parti communiste, révèle que les militants de gauche de la région ont alors reçu des menaces. Ils sont plusieurs à avoir quitté la région au début de l'année 2001. Le 27 avril, Flavio Bedoya, correspondant de Voz à Tumaco, a été abattu après avoir publié un article dénonçant les exactions de ce groupe armé. Il avait également reçu des menaces. Il collaborait par ailleurs à une publication locale, El Faro, dans laquelle il dénonçait des affaires de corruption. Le responsable de cette publication a également dû quitter la région. Une émission de radio, "La Caja de Pandora", connue pour son indépendance de ton, a disparu de la grille des programmes. En huit mois, la ville a connu trente-neuf assassinats politiques. La Marine, présente dans la région, est accusée de couvrir ces exactions. Les journalistes qui tentent d'enquêter s'exposent à des menaces. A l'aéroport, un militaire filme les nouveaux arrivants à leur descente d'avion. La presse de Pasto, la capitale du département, n'a pas été épargnée. Le 19 avril, l'hebdomadaire El Otro, a été l'objet d'un attentat. Deux grenades lancées contre ses locaux ont détruit une partie des installations. Le directeur de la publication, Ricardo Romero, a déclaré que ni lui, ni les journalistes de l'hebdomadaire n'avaient reçu de menaces. Il estime cependant que l'attentat est lié aux dénonciations publiées dans le journal. Peu après, Ricardo Romero, ancien membre de la guérilla M19 (Mouvement du 19 avril), et quatre journalistes de El Otro ont été contraints de se cacher. Selon deux journalistes de Pasto, cet attentat s'inscrit également dans une politique systématique destinée à museler les médias indépendants. La publication, le 9 novembre, d'un communiqué du front local des AUC menaçant de s'en prendre à quatre journalistes accusés de couverture "malhonnête" est la dernière en date des attaques visant la liberté de la presse. Dans la zone démilitarisée de 42 000 km2 concédée aux FARC, la problématique est différente. Paradoxalement, les journalistes ayant travaillé à San Vicente del Caguan, principale localité de la "zone de détente", ont été davantage menacés par les AUC que par les FARC. Responsables de la zone, ces dernières se sont montrées relativement respectueuses de la liberté de la presse à l'intérieur de ce territoire. En revanche, plusieurs journalistes venus couvrir le processus de paix ont été suspectés de faire le jeu de la guérilla. Menacés, au moins trois d'entre eux ont dû quitter le pays : Martin Movilla et William Parra, de la chaîne Caracol Televisión, et Eduardo Luque Díaz, de RCN Radio. Les deux premiers avaient été accusés dans des appels anonymes d'être des "amis de la guérilla". Le dernier couvrait l'ensemble du département du Caqueta. Hollman Felipe Morris avait également reçu des menaces en raison de ses reportages pour la chaîne de télévision RCN TV. En septembre 2000, il est à son tour contraint à l'exil après avoir publié, dans le quotidien El Espectador, des articles sur le processus de paix ou les exactions commises par les paramilitaires. Actuellement, les journalistes les plus menacés sont ceux qui, originaires du département du Caqueta, couvrent le processus de paix depuis son lancement. Ceux-là seraient définitivement assimilés à des "porte-parole de la guérilla" par les AUC. Maria Luisa Murillo, correspondante d'El Tiempo, Luis Alfonso Altamar Gaitán, collaborateur de plusieurs médias et directeur de sa propre station de télévision, et Efraín Jiménez, correspondant de RCN Radio et journaliste de la radio communautaire Ecos del Caguan, n'ont pu se rendre à un entretien prévu avec les représentants de RSF et IPYS, car les paramilitaires contrôlent les routes reliant San Vicente à Bogotá. Alors que l'existence de la zone de détente est remise en cause, les trois journalistes souhaitaient faire part de leurs craintes de voir les paramilitaires investir le territoire. L'assassinat de "Lelo", le 10 octobre 2001, a été considéré comme un avertissement. Ce dernier était le chauffeur attitré des correspondants de la presse internationale venus couvrir les négociations. Son cadavre a été retrouvé, une balle dans la bouche, à côté de son taxi carbonisé. Il a été abattu par quatre paramilitaires présumés qui s'étaient présentés comme des journalistes. A l'intérieur de la zone de détente, les FARC n'ont commis aucune atteinte grave à la liberté de la presse. Deux anciens correspondants dans cette région rapportent que les négociations ont été la première opportunité pour la presse et le groupe armé, sorti de sa clandestinité, d'apprendre à se connaître. Les attaques des guérilleros contre la presse ont été surtout verbales et dirigées contre les grands médias ou les patrons de presse. Ils leur reprochent régulièrement, comme dans le communiqué du 18 octobre, de mettre à mal les négociations par leur couverture. S'il semble que le groupe armé ne s'est jamais gêné pour formuler des reproches ou des commentaires directement auprès des journalistes présents sur place, les cas de menaces ou d'entraves ont été rares. "J'ai pu écrire tout ce que je voulais sur les FARC, y compris dénoncer, sans m'exposer à des représailles, le massacre par ce groupe armé d'une vingtaine de personnes accusées d'être des paramilitaires", rapporte un ancien correspondant. Cependant, un reporter a confié à RSF avoir été ponctuellement victime d'actes d'intimidation de la part du groupe armé. La réponse des autorités : le Programme de protection des journalistes Pour répondre aux situations d'insécurité auxquelles doivent faire face les journalistes, le gouvernement a adopté, le 10 août 2000, le décret 1592 qui instaure le Programme de protection des journalistes. Ce programme est piloté par le Comité de réglementation et d'évaluation des risques, placé sous la direction du vice-ministre de l'Intérieur. Des représentants de diverses institutions de l'Etat, notamment la police et le DAS (Departamento administrativo de seguridad, services de sécurité colombiens), y siègent à côté d'un représentant du Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies et d'organisations de la presse. Parmi elles, la FLIP joue un rôle central : celui de réaliser une enquête préliminaire visant à déterminer si le journaliste venu solliciter une aide est bien menacé pour raisons professionnelles. Les services de sécurité, police nationale ou DAS, effectuent ensuite une évaluation des risques. Sur cette base, des propositions sont faites au journaliste concerné pour renforcer sa sécurité : depuis la remise d'un téléphone portable, pour contacter en urgence le Comité, au paiement d'un billet d'avion pour rejoindre la capitale ou sortir du pays. Dans le cas où le journaliste trouve refuge à Bogotá, il peut recevoir une aide mensuelle de 850 000 pesos (435 euros, 385 dollars) pendant trois mois, renouvelable exceptionnellement pour une période de même durée. La FLIP tente d'établir des partenariats avec des ambassades ou des organismes, en vue de faciliter les départs vers l'étranger ou l'intégration des journalistes à Bogotá. Un accord a ainsi été passé avec un institut pour leur permettre de suivre une formation de journalisme, accord d'autant plus louable que les journalistes de province sont parfois autodidactes. En coordination avec l'IPYS, une Maison des journalistes ("Casa de refugio") a par ailleurs été créée à Lima pour accueillir les plus menacés d'entre eux. Cette initiative, soutenue par plusieurs organisations internationales de défense de la liberté de la presse, part du principe que l'exil dans un pays culturellement et géographiquement proche peut s'avérer moins difficile à vivre que l'expatriation vers les Etats-Unis ou l'Europe. Depuis sa création, le Programme de protection des journalistes a traité soixante-dix demandes d'aide. Dans quarante et un cas, une évaluation des risques a été réalisée. Dix-neuf professionnels ont reçu une aide, dont six pour quitter le pays. Le ministère de l'Intérieur juge "préoccupante" l'augmentation du nombre des journalistes menacés. Ceux qui bénéficient du programme sont essentiellement des journalistes de province où sévissent groupes armés, narcotrafiquants et autorités corrompues. Entre mars et octobre 2001, le comité a enregistré vingt-huit menaces contre des médias et des journalistes.Origine des menaces contre les journalistes ayant sollicité l'aide du comité
(mars- octobre 2001)
Source : Programme de protection des journalistes du ministère de l'Intérieur. Le programme rencontre des difficultés. Il est avant tout limité par son budget. Celui-ci s'élève à 300 millions de pesos (environ 150 000 euros, 135 000 dollars) alors que le coût d'une protection dite "dure" (fourniture d'une voiture blindée avec deux gardes du corps) est estimé à 120 millions de pesos à l'année. Le programme n'est donc pas en mesure de proposer au journaliste une protection sur place. Lorsque la menace est sérieuse, le professionnel de l'information est transféré vers la capitale régionale ou Bogotá. Une solution qui paraît insatisfaisante même pour certaines des organisations qui font partie du comité. Elles estiment que "c'est faire le jeu des auteurs des menaces en les débarrassant du journaliste". D'autant que les journalistes préfèrent souvent garder un profil bas et demandent que leur situation ne soit pas rendue publique. Une décision toujours respectée par le comité mais qui le prive d'un moyen de pression sur les auteurs des menaces. Car si les bénéficiaires du programme doivent déposer une plainte devant le parquet contre ces derniers, ils refusent souvent d'en assurer le suivi par crainte de représailles ou parce qu'ils sont convaincus de l'inutilité de la démarche. Autre problème : la participation de la police ou du DAS au programme. Probablement inévitable, elle est pourtant de nature à générer la méfiance de ceux qui seraient menacés précisément par des membres des forces de l'ordre. Si le programme ne traite aujourd'hui qu'une infime partie des cas de journalistes menacés, c'est enfin aussi parce que, lancé seulement l'an dernier, il est encore peu connu des journalistes. Suite
Régis Bourgeat, Reporters sans frontières,
et Iván García, Instituto Prensa y Sociedad
Rapport de mission en Colombie - 22 au 30 octobre 2001 Introduction : les nouveaux ennemis déclarés de la liberté de la presse Le processus de paix engagé par le gouvernement avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) s'est accompagné d'une radicalisation de l'attitude des groupes armés à l'égard de la presse. D'abord des paramilitaires, désireux d'être invités à la table des négociations. Puis de la guérilla qui a reproché aux médias de saboter le processus de paix par sa couverture des négociations. Si les groupes armés ont depuis toujours attaqué la presse, la situation s'est encore dégradée. Après les narcotrafiquants dans les années 1980 et 1990, ils apparaissent comme les nouveaux ennemis déclarés de la liberté de la presse. La guerre qui oppose les Autodéfenses unies de Colombie (AUC, paramilitaires) aux guérillas des FARC et de l'ELN (Ejército de Liberación Nacional, Armée de libération nationale) est également une guerre de l'information. "Je ne peux pas accepter que le journalisme devienne une arme au service de l'un des acteurs du conflit", a expliqué Carlos Castaño, le chef des AUC pour justifier les assassinats de journalistes. Si ce groupe armé est aujourd'hui le plus dangereux pour les professionnels de l'information, les groupes de Manuel Marulanda, le leader des FARC, et de Nicolas Rodríguez Bautista, chef militaire de l'ELN, ont également déclaré "objectifs militaires" les journalistes. Les exemples des départements du Nariño ou du Caqueta montrent que dans les régions disputées ou contrôlées par ces groupes, la presse indépendante n'existe pratiquement plus. Une situation d'autant plus tragique que narcotrafiquants, hommes politiques, fonctionnaires corrompus ou membres des forces de l'ordre hostiles à la presse continuent de s'en prendre aux professionnels de l'information. Aujourd'hui, le bilan est lourd : une quarantaine de journalistes tués au cours des dix dernières années, une cinquantaine séquestrés depuis 1999 et près d'une trentaine d'autres contraints à l'exil. Une délégation de Reporters sans frontières (RSF) et de l'Institut presse et société (Instituto Prensa y Sociedad, IPYS) , deux organisations membres du Réseau RSF , s'est rendue en Colombie du 22 au 30 octobre 2001 pour enquêter sur les conditions de travail des journalistes et sur l'impunité dont bénéficient les auteurs d'assassinats de professionnels de l'information. Cette délégation a rencontré une cinquantaine de journalistes, directeurs des médias et défenseurs de la liberté de la presse. Elle a également pu rencontrer des représentants du gouvernement pour faire le point sur les initiatives prises par ce dernier, ainsi que le président Andrés Pastrana pour lui faire part de ses observations. "Fais très attention à ce que tu écris car nous lisons ce que tu publies" Dans un communiqué publié le 9 novembre 2001, le groupe des AUC du département du Nariño, accuse Germán Arcos, cameraman de Caracol Televisión, Oscar Torres, rédacteur en chef du quotidien Diario del Sur, Cristina Castro, correspondante de la télévision RCN, et Alfonso Pardo, ancien correspondant de l'hebdomadaire communiste Voz engagé dans le processus de paix, de couvrir le conflit "de façon malhonnête". Le groupe armé donne quarante-huit heures aux quatre journalistes pour cesser de travailler, sinon ils seront "jugés". Trois semaines plus tôt, la guérilla des FARC avait reproché au quotidien El Tiempo et aux groupes RCN et Caracol d'être des "ennemis du processus de paix" au motif qu'ils critiquaient l'attitude du groupe armé sans évoquer les problèmes de fond du pays. Soupçonnés de soutenir "l'autre camp", les journalistes se trouvent en permanence sous les feux croisés des groupes armés. Aucun d'entre eux n'a renoncé à son pouvoir de semer la terreur. Outre les AUC et les FARC, la guérilla de l'ELN, le troisième groupe armé du pays par ses effectifs (5 000 hommes), avait, en mars 1999, déclaré "objectifs militaires permanents (…) les médias qui mettent leurs moyens à la disposition d'une propagande favorable aux paramilitaires". Pas plus que les journalistes, les rédactions ne sont épargnées : sept attentats ou tentatives d'attentat à la bombe ont été recensés depuis 1995. Deux ont eu lieu en 2001 : une tentative, revendiquée par les AUC, visait l'organe du Parti communiste ; un attentat, attribué à l'ELN, a détruit les locaux de Radio Caracol à Medellín. Les témoignages recueillis par IPYS et RSF rendent comptent de l'intolérance des groupes armés à l'égard de l'information publiée. "Fais très attention à ce que tu écris car nous lisons ce que tu publies", s'est ainsi vu sommé le correspondant d'un quotidien. Depuis le 1er janvier 2001, vingt journalistes ont été déclarés "objectifs militaires" ou se sont vus reprocher de "soutenir la guérilla". La confusion est parfois telle que les journalistes ne sont pas en mesure de désigner les auteurs des menaces. Parfois, aussi, les groupes armés démentent être l'auteur d'un communiqué qui porte pourtant l'emblème de leur front local. Le 29 mai 2001, cinq journalistes de Cali étaient ainsi déclarés "objectifs militaires" dans un communiqué signé par le "Front Farallones", le groupe local des AUC. "Après vérification, nous avons établi que dans le département du Valle, il existe des médias et journalistes au service de la guérilla", disait le communiqué. L'authenticité en a été rejetée par les chefs du groupe armé contactés par les directions des médias concernés. Un conflit jusque dans les salles de rédaction Dans un contexte aussi complexe qu'hostile, les journalistes préfèrent souvent s'autocensurer. D'autant qu'en l'absence d'une organisation de défense de la liberté de la presse forte et de solidarité de la profession, ils se sentent encore plus vulnérables. Les médias ne se mobilisent que rarement pour défendre un collègue ou suivre les enquêtes sur des assassinats de journalistes. Il faut dire que, comme le déplorait le directeur d'un journal, "le conflit est arrivé jusque dans les salles de rédaction". Des reporters couvrant le processus de paix avec la guérilla se voient par exemple qualifiés, avec un humour douteux, de "porte-parole de la guérilla" par leurs collègues en relation avec des sources militaires. Quoiqu'il en soit, le manque de mobilisation ne peut qu'encourager les auteurs des violences. Par ailleurs, actuellement, seule la Fondation pour la liberté de la presse (FLIP, Fundación para la Libertad de Prensa) se consacre exclusivement à la défense de la liberté de la presse. Mais l'essentiel de ses efforts est investi dans un programme de protection des journalistes dont l'efficacité repose sur la discrétion. La FLIP est donc aujourd'hui peu connue. L'association colombienne de défense de la liberté de la presse a cependant confié aux représentants de RSF et d'IPYS qu'elle comptait bientôt renforcer son activité de dénonciation publique des attaques contre la presse. Pour Maria Teresa Ronderos, présidente de la FLIP, la priorité est "que ceux qui menacent sachent que cela leur coûtera cher". D'après l'association Medios para la Paz, qui propose des séminaires de formation, ce sont aussi les pratiques et les habitudes des journalistes qui mettent en péril leur vie. Certains d'entre eux ne respecteraient pas les règles élémentaires de déontologie dans les rapports avec leurs sources, allant jusqu'à passer leurs vacances avec des membres d'un groupe armé. "C'est pourquoi l'esprit de Medios para la Paz est de considérer le professionnalisme comme la première mesure de protection", explique Gloria Moreno, directrice de l'organisation. Cette dernière pointe aussi la responsabilité des rédactions qui, avides de scoop, feraient prendre des risques inconsidérés à leur reporters. Et de citer l'exemple d'une correspondante d'un journal télévisé à Barrancabermeja qui, après avoir été licenciée, s'est vu proposer sa réintégration dans la rédaction si elle parvenait à retrouver la première la trace d'un avion détourné par l'ELN. La journaliste y est parvenue après avoir traversé deux localités où s'affrontaient l'armée et la guérilla… Fondées, les dénonciations du manque de professionnalisme des journalistes ou l'irresponsabilité de certains directeurs de médias ne doivent cependant pas faire oublier que l'usage de la violence contre la presse est injustifiable et inacceptable. D'autant que ces autocritiques ne peuvent que décourager la profession à se mobiliser pour ses représentants. Les paramilitaires : première menace à la liberté de la presse Depuis 1999, vingt-sept journalistes ont pris le chemin de l'exil. La moitié d'entre eux les attribuent aux paramilitaires. "Les Autodéfenses mettent plus facilement à exécution leurs menaces", explique un reporter de la presse écrite. Sur les quatorze cas de journalistes assassinés pour raisons professionnelles depuis 1999, huit sont imputables à ce groupe armé. L'un des cas d'exil les plus connus est celui d'Ignacio Gómez. Entre février et mai 2000, le journaliste d'El Espectador avait reçu pas moins de cinquante-six lettres de menaces. Dans un article, il avait révélé qu'un massacre de quarante-neuf paysans avait été commis par des paramilitaires avec le soutien de membres de l'armée. Après avoir échappé, le 24 mai, à une tentative d'enlèvement dans les rues de Bogotá, Ignacio Gómez s'est réfugié aux Etats-Unis le 1er juin 2000. Il est rentré dans son pays un an plus tard. Trois autres professionnels de l'information sont également rentrés, d'autres font régulièrement des allers et retours entre leur pays d'accueil et leur sol natal. A la différence des régimes dictatoriaux qui persécutent leurs opposants et peuvent les rejeter dans l'exil pour de longues années, la situation en Colombie, où la menace ne vient pas de l'Etat, n'interdit pas au journaliste un retour ponctuel sur le territoire. De nombreux professionnels des médias interrogés par RSF et IPYS s'accordent à dire que la violence des AUC est devenue la principale entrave à la liberté de la presse. Bon communicateur, Carlos Castaño multiplie depuis deux ans les interviews à la presse nationale et internationale. Il tente ainsi de convaincre que les massacres commis par ses hommes sont justifiés par leur objectif : défendre les classes moyennes contre la guérilla. Dans un entretien accordé au quotidien français Le Monde au printemps 2001, il reconnaissait volontiers que les AUC avaient exécuté "deux journalistes locaux qui étaient, en fait, des guérilleros". "Je ne peux pas accepter que le journalisme devienne une arme au service de l'un des acteurs du conflit", expliquait-il. Quelques jours à peine après la publication de l'article, une bombe de 250 kilos de TNT (trinitrotoluène), placée devant les locaux de Bogotá de l'hebdomadaire communiste Voz, était neutralisée par la police. Une action revendiquée peu après par Carlos Castaño. Dans ses relations avec la presse, la guérilla est loin de montrer la même volonté de convaincre. Pour toute réponse aux questions d'envoyés spéciaux venus l'interroger sur la présence de son groupe armé dans le Putumayo, un sous-commandant de la guérilla s'était contenté de brandir un communiqué officiel de son mouvement et avait invité les journalistes à le recopier. Enfermée dans sa rhétorique, la guérilla se méfie des patrons de presse "au service des grands monopoles" et accuse les médias d'être "les principaux responsables des maux de la Colombie". Le communiqué du 18 octobre, dans lequel les FARC reprochent à El Tiempo et aux groupes RCN et Caracol d'être des "ennemis du processus de paix", témoigne également du sentiment de ce groupe armé d'être maltraité par les médias. En février 2001, Nicolas Rodríguez Bautista, chef de l'ELN, justifiait les enlèvements de journalistes par la discrimination dont il affirme que son groupe serait victime dans les médias. Plusieurs observateurs interrogés par IPYS et RSF rapportent que la presse nationale dénonce en effet plus volontiers les exactions commises par la guérilla que par les groupes paramilitaires. Moins lourd que celui des paramilitaires, le bilan des FARC et de l'ELN en matière de répression de la liberté de la presse n'en est pas moins éloquent : trois journalistes tués depuis 1999 et six autres, menacés, contraints à l'exil. Au total, les FARC et l'ELN ont séquestré, parfois pendant seulement quelques heures, cinquante-six journalistes depuis 1998. Le plus souvent dans le but de contraindre les médias à diffuser un communiqué de presse, ou de dénoncer les exactions commises par l'armée ou les paramilitaires. Dans le cas d'Henry Romero, séquestré par l'ELN en octobre 1999, le groupe armé avait souhaité juger le photographe de l'agence Reuters pour la publication de clichés où des guérilleros apparaissaient le visage découvert. Il avait été libéré après sept jours de détention. Des reporters qui couvrent le conflit rapportent que les forces de l'ordre font preuve parfois de la même intolérance que les groupes armés à l'égard de la presse. "Et celui-là ? Il est avec nous ou avec les autres ?", avait demandé un officier en parlant d'un journaliste. L'organisation Human Rights Watch a accusé à plusieurs reprises certaines brigades de l'armée de collusions avec les groupes paramilitaires. Correspondant du quotidien El Tiempo à Monteria, Carlos Pulgarín avait été accusé par un colonel d'être un "porte-parole de la guérilla" avant d'être agressé par des membres présumés des AUC. Le journaliste avait publié des informations sur les pertes subies par ce groupe armé lors de combats. Outre l'armée, la police ou les gardiens de prison sont parfois mis en cause. Le 25 mai 2000 Jineth Bedoya, d'El Espectador, est enlevée à l'entrée même de la prison La Modelo de Bogotá, sous les yeux des vigiles. Un an et demi plus tard, les conclusions de l'enquête menée par l'Institut national des prisons (INPEC, Instituto Nacional Penitenciario y Carcelario) ne sont toujours pas connues. La journaliste n'a été libérée qu'une dizaine d'heures plus tard, après avoir été frappée, droguée puis violée. Quelques jours auparavant, elle avait publié un article sur des assassinats commis au sein de la prison par des membres des AUC détenus dans cet établissement. Des régions particulièrement dangereuses Les attaques portées contre les journalistes d'El Espectador en 2000 et les récents attentats à la bombe contre Voz et Radio Caracol démontrent que la violence des groupes armés n'épargne pas les médias dans les grandes villes. Cependant, la situation en province est sans doute plus difficile encore pour trois raisons essentielles. Avant tout parce que les journalistes de petits médias sont plus isolés. Ensuite, parce que les groupes armés sont beaucoup plus présents. Certaines régions sont complètement sous leur contrôle. C'est le cas de la ville de Montería, dans le département de Córdoba (Nord-Ouest), fief des AUC, ou de la zone démilitarisée concédée aux FARC, dans le département du Caqueta (Sud). Enfin parce que, dans de nombreux endroits, les groupes armés se disputent le contrôle de la région : départements du Nariño (Sud-Ouest), du César (Nord-Est), du Magdalena (Nord), du Putumayo (Sud), du Norte de Santander (Nord-Est), de l'Arauca (Est), etc. Deux régions se sont tristement distinguées au cours des derniers mois pour leurs multiples atteintes à la liberté de la presse : le département du Nariño, frontalier avec l'Equateur, et celui du Caqueta. A l'intérieur de ce dernier, il faut encore dissocier la zone démilitarisée de la région de Florencia, capitale du département. Cette dernière sera abordée dans le chapitre consacré à l'impunité. Situé à la frontière avec l'Equateur, disposant d'une large façade sur l'océan Pacifique, le département de Nariño est stratégique pour le trafic d'armes et de drogue. Groupes paramilitaires, guérillas et narcotrafiquants se disputent le contrôle de cette province et, en particulier, du port de la région, Tumaco. En septembre 2000, les paramilitaires sont arrivés dans la ville portuaire qu'ils ont entrepris de "nettoyer". Un article publié par El Espectador rapporte qu'après avoir assassiné les délinquants et les mendiants, les paramilitaires s'en sont pris aux leaders ouvriers et aux voix indépendantes. Carlos Lozano, directeur de l'hebdomadaire Voz et membre du parti communiste, révèle que les militants de gauche de la région ont alors reçu des menaces. Ils sont plusieurs à avoir quitté la région au début de l'année 2001. Le 27 avril, Flavio Bedoya, correspondant de Voz à Tumaco, a été abattu après avoir publié un article dénonçant les exactions de ce groupe armé. Il avait également reçu des menaces. Il collaborait par ailleurs à une publication locale, El Faro, dans laquelle il dénonçait des affaires de corruption. Le responsable de cette publication a également dû quitter la région. Une émission de radio, "La Caja de Pandora", connue pour son indépendance de ton, a disparu de la grille des programmes. En huit mois, la ville a connu trente-neuf assassinats politiques. La Marine, présente dans la région, est accusée de couvrir ces exactions. Les journalistes qui tentent d'enquêter s'exposent à des menaces. A l'aéroport, un militaire filme les nouveaux arrivants à leur descente d'avion. La presse de Pasto, la capitale du département, n'a pas été épargnée. Le 19 avril, l'hebdomadaire El Otro, a été l'objet d'un attentat. Deux grenades lancées contre ses locaux ont détruit une partie des installations. Le directeur de la publication, Ricardo Romero, a déclaré que ni lui, ni les journalistes de l'hebdomadaire n'avaient reçu de menaces. Il estime cependant que l'attentat est lié aux dénonciations publiées dans le journal. Peu après, Ricardo Romero, ancien membre de la guérilla M19 (Mouvement du 19 avril), et quatre journalistes de El Otro ont été contraints de se cacher. Selon deux journalistes de Pasto, cet attentat s'inscrit également dans une politique systématique destinée à museler les médias indépendants. La publication, le 9 novembre, d'un communiqué du front local des AUC menaçant de s'en prendre à quatre journalistes accusés de couverture "malhonnête" est la dernière en date des attaques visant la liberté de la presse. Dans la zone démilitarisée de 42 000 km2 concédée aux FARC, la problématique est différente. Paradoxalement, les journalistes ayant travaillé à San Vicente del Caguan, principale localité de la "zone de détente", ont été davantage menacés par les AUC que par les FARC. Responsables de la zone, ces dernières se sont montrées relativement respectueuses de la liberté de la presse à l'intérieur de ce territoire. En revanche, plusieurs journalistes venus couvrir le processus de paix ont été suspectés de faire le jeu de la guérilla. Menacés, au moins trois d'entre eux ont dû quitter le pays : Martin Movilla et William Parra, de la chaîne Caracol Televisión, et Eduardo Luque Díaz, de RCN Radio. Les deux premiers avaient été accusés dans des appels anonymes d'être des "amis de la guérilla". Le dernier couvrait l'ensemble du département du Caqueta. Hollman Felipe Morris avait également reçu des menaces en raison de ses reportages pour la chaîne de télévision RCN TV. En septembre 2000, il est à son tour contraint à l'exil après avoir publié, dans le quotidien El Espectador, des articles sur le processus de paix ou les exactions commises par les paramilitaires. Actuellement, les journalistes les plus menacés sont ceux qui, originaires du département du Caqueta, couvrent le processus de paix depuis son lancement. Ceux-là seraient définitivement assimilés à des "porte-parole de la guérilla" par les AUC. Maria Luisa Murillo, correspondante d'El Tiempo, Luis Alfonso Altamar Gaitán, collaborateur de plusieurs médias et directeur de sa propre station de télévision, et Efraín Jiménez, correspondant de RCN Radio et journaliste de la radio communautaire Ecos del Caguan, n'ont pu se rendre à un entretien prévu avec les représentants de RSF et IPYS, car les paramilitaires contrôlent les routes reliant San Vicente à Bogotá. Alors que l'existence de la zone de détente est remise en cause, les trois journalistes souhaitaient faire part de leurs craintes de voir les paramilitaires investir le territoire. L'assassinat de "Lelo", le 10 octobre 2001, a été considéré comme un avertissement. Ce dernier était le chauffeur attitré des correspondants de la presse internationale venus couvrir les négociations. Son cadavre a été retrouvé, une balle dans la bouche, à côté de son taxi carbonisé. Il a été abattu par quatre paramilitaires présumés qui s'étaient présentés comme des journalistes. A l'intérieur de la zone de détente, les FARC n'ont commis aucune atteinte grave à la liberté de la presse. Deux anciens correspondants dans cette région rapportent que les négociations ont été la première opportunité pour la presse et le groupe armé, sorti de sa clandestinité, d'apprendre à se connaître. Les attaques des guérilleros contre la presse ont été surtout verbales et dirigées contre les grands médias ou les patrons de presse. Ils leur reprochent régulièrement, comme dans le communiqué du 18 octobre, de mettre à mal les négociations par leur couverture. S'il semble que le groupe armé ne s'est jamais gêné pour formuler des reproches ou des commentaires directement auprès des journalistes présents sur place, les cas de menaces ou d'entraves ont été rares. "J'ai pu écrire tout ce que je voulais sur les FARC, y compris dénoncer, sans m'exposer à des représailles, le massacre par ce groupe armé d'une vingtaine de personnes accusées d'être des paramilitaires", rapporte un ancien correspondant. Cependant, un reporter a confié à RSF avoir été ponctuellement victime d'actes d'intimidation de la part du groupe armé. La réponse des autorités : le Programme de protection des journalistes Pour répondre aux situations d'insécurité auxquelles doivent faire face les journalistes, le gouvernement a adopté, le 10 août 2000, le décret 1592 qui instaure le Programme de protection des journalistes. Ce programme est piloté par le Comité de réglementation et d'évaluation des risques, placé sous la direction du vice-ministre de l'Intérieur. Des représentants de diverses institutions de l'Etat, notamment la police et le DAS (Departamento administrativo de seguridad, services de sécurité colombiens), y siègent à côté d'un représentant du Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies et d'organisations de la presse. Parmi elles, la FLIP joue un rôle central : celui de réaliser une enquête préliminaire visant à déterminer si le journaliste venu solliciter une aide est bien menacé pour raisons professionnelles. Les services de sécurité, police nationale ou DAS, effectuent ensuite une évaluation des risques. Sur cette base, des propositions sont faites au journaliste concerné pour renforcer sa sécurité : depuis la remise d'un téléphone portable, pour contacter en urgence le Comité, au paiement d'un billet d'avion pour rejoindre la capitale ou sortir du pays. Dans le cas où le journaliste trouve refuge à Bogotá, il peut recevoir une aide mensuelle de 850 000 pesos (435 euros, 385 dollars) pendant trois mois, renouvelable exceptionnellement pour une période de même durée. La FLIP tente d'établir des partenariats avec des ambassades ou des organismes, en vue de faciliter les départs vers l'étranger ou l'intégration des journalistes à Bogotá. Un accord a ainsi été passé avec un institut pour leur permettre de suivre une formation de journalisme, accord d'autant plus louable que les journalistes de province sont parfois autodidactes. En coordination avec l'IPYS, une Maison des journalistes ("Casa de refugio") a par ailleurs été créée à Lima pour accueillir les plus menacés d'entre eux. Cette initiative, soutenue par plusieurs organisations internationales de défense de la liberté de la presse, part du principe que l'exil dans un pays culturellement et géographiquement proche peut s'avérer moins difficile à vivre que l'expatriation vers les Etats-Unis ou l'Europe. Depuis sa création, le Programme de protection des journalistes a traité soixante-dix demandes d'aide. Dans quarante et un cas, une évaluation des risques a été réalisée. Dix-neuf professionnels ont reçu une aide, dont six pour quitter le pays. Le ministère de l'Intérieur juge "préoccupante" l'augmentation du nombre des journalistes menacés. Ceux qui bénéficient du programme sont essentiellement des journalistes de province où sévissent groupes armés, narcotrafiquants et autorités corrompues. Entre mars et octobre 2001, le comité a enregistré vingt-huit menaces contre des médias et des journalistes.
(mars- octobre 2001)
AUTEURS DES MENACES | NOMBRE DE MENACES |
Groupes paramilitaires (AUC) | 12 |
Autorités locales | 5 |
Forces de l'ordre | 3 |
Guérillas (Farc, ELN) | 2 |
Inconnue | 6 |
Source : Programme de protection des journalistes du ministère de l'Intérieur. Le programme rencontre des difficultés. Il est avant tout limité par son budget. Celui-ci s'élève à 300 millions de pesos (environ 150 000 euros, 135 000 dollars) alors que le coût d'une protection dite "dure" (fourniture d'une voiture blindée avec deux gardes du corps) est estimé à 120 millions de pesos à l'année. Le programme n'est donc pas en mesure de proposer au journaliste une protection sur place. Lorsque la menace est sérieuse, le professionnel de l'information est transféré vers la capitale régionale ou Bogotá. Une solution qui paraît insatisfaisante même pour certaines des organisations qui font partie du comité. Elles estiment que "c'est faire le jeu des auteurs des menaces en les débarrassant du journaliste". D'autant que les journalistes préfèrent souvent garder un profil bas et demandent que leur situation ne soit pas rendue publique. Une décision toujours respectée par le comité mais qui le prive d'un moyen de pression sur les auteurs des menaces. Car si les bénéficiaires du programme doivent déposer une plainte devant le parquet contre ces derniers, ils refusent souvent d'en assurer le suivi par crainte de représailles ou parce qu'ils sont convaincus de l'inutilité de la démarche. Autre problème : la participation de la police ou du DAS au programme. Probablement inévitable, elle est pourtant de nature à générer la méfiance de ceux qui seraient menacés précisément par des membres des forces de l'ordre. Si le programme ne traite aujourd'hui qu'une infime partie des cas de journalistes menacés, c'est enfin aussi parce que, lancé seulement l'an dernier, il est encore peu connu des journalistes. Suite
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20.01.2016