Trois ans après le dernier sommet de la Francophonie au Canada, les engagements en matière de droits de l'homme pris par les instances de la Francophonie n'ont pas été respectés. La situation de la liberté de la presse notamment s'est dégradée. Aujourd'hui, sur 55 Etats et gouvernements qui participent au Sommet de Beyrouth, 20 continuent de bafouer impunément la liberté de la presse. Bilan.
Reporters sans frontières demande la suspension de la Guinée équatoriale, du Laos, de la Tunisie et du Viêt-nam
Sur les cinquante-cinq Etats et gouvernements qui participent au IXe Sommet de la Francophonie, vingt continuent de bafouer la liberté de la presse : le Burkina Faso, le Cameroun, les Comores, Djibouti, l'Egypte, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Guinée équatoriale, Haïti, le Laos, le Liban, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, la République démocratique du Congo, le Rwanda, les Seychelles, le Togo, la Tunisie et le Viêt-nam.
Aujourd'hui, on constate plus de violations de la liberté de la presse dans des Etats francophones que lors du précédent Sommet de Moncton, au Canada, en septembre 1999. Ainsi, en trois ans, trois journalistes ont été assassinés dans des pays francophones, 264 ont été arrêtés et 183 ont été agressés. Par ailleurs, 223 médias ont été censurés, interdits ou fermés par les autorités de ces Etats. Enfin, au 1er octobre 2002, 14 journalistes étaient incarcérés dans huit pays francophones.
C'est pourquoi Reporters sans frontières appelle à des sanctions contre plusieurs Etats membres. L'organisation demande, comme le précise la Déclaration de Bamako qui prévoit des sanctions "en cas de rupture de la démocratie ou de violations massives des droits de l'homme", la suspension des quatre pays les plus répressifs en matière de liberté de la presse : la Guinée équatoriale, le Laos, la Tunisie et le Viêt-nam.
Ne prendre aucune décision concrète, lors du sommet de Beyrouth, reviendrait à admettre que ces engagements ne sont que de la poudre aux yeux pour rassurer et tranquilliser la
communauté internationale. La Francophonie aura alors définitivement perdu tout crédit en matière de protection des droits de l'homme et de la liberté de la presse. Et les populations des Etats membres sauront qu'elles n'ont plus rien à attendre d'une organisation passive, complice de chefs d'Etat dont les pratiques bafouent tous les jours la liberté de la presse, et, au-delà, l'ensemble des droits de l'homme.
Trois journalistes tués dans l'exercice de leurs fonctions
En Haïti, deux journalistes ont été tués pour avoir exercé leur profession. Le 3 avril 2000, Jean Dominique, le journaliste et analyste politique le plus connu du pays, a été abattu dans la cour de Radio Haïti Inter dont il était le directeur. Depuis son ouverture, l'enquête a rencontré de nombreux obstacles : menaces reçues par le juge d'instruction et la famille de la victime, mort du principal suspect dans des circonstances douteuses, blocage par le Sénat… Connu pour son indépendance de ton, Jean Dominique avait notamment critiqué Dany Toussaint, un sénateur de Fanmi Lavalas, le parti du président Jean-Bertrand Aristide.
Plus récemment, le 3 décembre 2001, Brignol Lindor, responsable de l'information de Radio Echo 2000, a été tué à coups de pierres et de machette. Le journaliste avait reçu des menaces après avoir invité des personnalités de l'opposition à intervenir dans son émission "Dialogue". Dix mois plus tard, les exécutants comme les instigateurs n'ont pas été inquiétés bien que les premiers aient revendiqué leur forfait. Cet assassinat est en réalité la conclusion d'une série de menaces et d'agressions contre des journalistes de la part de partisans déclarés du gouvernement. Il s'intègre dans une stratégie plus large des autorités de recourir à des milices paralégales pour intimider la presse.
Au Burkina Faso, le 21 octobre 2001, Michel Congo, âgé de 23 ans, étudiant en journalisme et collaborateur du quotidien privé 24 Heures, a été tué à son domicile. Depuis, la presse burkinabé et plusieurs associations de défense des droits de l'homme ont demandé la création d'une commission d'enquête indépendante. Les motifs du meurtre de Michel Congo restent inconnus, mais de nombreux observateurs locaux ne croient pas à un simple crime crapuleux.
Par ailleurs, "l'affaire Norbert Zongo", du nom de ce journaliste assassiné en décembre 1998, n'est toujours pas élucidée. Le 2 février 2001, l'adjudant Marcel Kafando a été inculpé d'"assassinat" et "incendie volontaire" dans le cadre de ce dossier. Il faisait partie des six "sérieux suspects", tous membres du Régiment de la sécurité présidentielle (RSP), désignés par une commission d'enquête indépendante. Un mois plus tôt, François Compaoré, le frère du président de la République, avait été entendu par un juge d'instruction. Largement impliqué dans cette affaire, le frère du chef de l'Etat bénéficie toujours d'une totale impunité.
264 journalistes arrêtés en trois ans
Plus des trois quarts de ces arrestations ont eu lieu en Afrique subsaharienne. Dans la seule République démocratique du Congo, 66 professionnels de la presse ont été interpellés. Depuis la mort de Laurent-Désiré Kabila, en janvier 2001, la situation ne s'est guère améliorée. Le nouveau président, Joseph Kabila, a annoncé la fermeture de nombreux centres de détention illégaux. Néanmoins, Guy Kasongo Kilembwe, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Pot-Pourri, a été détenu pendant vingt-trois jours dans un cachot dont la fermeture avait été officiellement annoncée plusieurs semaines auparavant.
En Tunisie, Sihem Bensedrine, directrice du magazine en ligne Kalima et militante des droits de l'homme, a été emprisonnée pendant sept semaines. En juin 2001, elle a été arrêtée à l'aéroport de Tunis. On lui reprochait d'avoir diffusé "de fausses nouvelles destinées à troubler l'ordre public" lors d'une intervention sur la chaîne de télévision Al Mustaquilla, basée à Londres. Dans l'émission "Le Grand Maghreb", elle avait notamment évoqué le sujet de la corruption, de la torture et du manque d'indépendance de la justice en Tunisie.
En Guinée, onze journalistes ont été arrêtés depuis 1999 pour avoir dénoncé la corruption de hauts responsables ou la mauvaise gestion du pays. Certains d'entre eux ont passé plusieurs semaines en prison. Au Cameroun, plus d'une vingtaine de journalistes ont été interpellés en trois ans.
Par ailleurs, 183 journalistes ont été agressés pendant la même période. En Haïti, notamment, plus de 70 professionnels de la presse ont été victimes d'agressions.
223 médias censurés
Au Laos, le président Khamtai Siphandon, ex-responsable de la propagande du parti unique, maintient un contrôle particulièrement strict sur les médias. Sous ses ordres, la presse reprend textuellement les dépêches de l'agence officielle Khaosan Pathet Lao. Chaque semaine, les directeurs des médias et des cadres du ministère de l'Information se réunissent pour commenter les articles parus et procéder à leur autocritique. Enfin, les rares correspondants étrangers présents dans le pays ont été empêchés d'enquêter sur une série d'attentats à l'explosif, non revendiqués, qui ont secoué le Laos au début de l'année 2000.
En Guinée équatoriale, la presse écrite, la radio et la télévision sont à la botte du président Teodoro Obiang Nguema et de son parti. Si les quelques journaux indépendants qui survivent ont un tirage très confidentiel, le régime les juge néanmoins dangereux. Le 13 mai 2001, Pedro Nolasco Ndong, président de l'Association de la presse de Guinée équatoriale (ASOPGE) et correspondant de Reporters sans frontières, a été interpellé à l'aéroport de Malabo alors qu'il revenait d'un séminaire organisé par l'Unesco en Namibie, à l'occasion de la 11e Journée internationale de la liberté de la presse. Depuis, M. Ndong, soumis à un véritable harcèlement, a quitté le pays et s'est réfugié en Espagne.
Au Maroc, les espoirs placés en Mohammed VI, au moment de son accession au trône en juillet 1999, ont été déçus. Les journaux indépendants demeurent sous la pression constante des autorités. Ainsi, en décembre 2000, les hebdomadaires Le Journal, Assahifa et Demain ont été interdits par le Premier ministre pour avoir "porté atteinte à la stabilité de l'Etat". Depuis, ils ont pu renaître, sous de nouveaux titres, mais leurs directeurs ont été condamnés à des peines de prison. Par ailleurs, en trois ans, au moins neuf publications, dont la majorité étrangères, ont été censurées.
Si le Liban jouit de la presse la plus libre du monde arabe, les autorités exercent néanmoins toujours des pressions. Le 4 septembre 2002, la chaîne de télévision MTV et Radio Mont Liban (opposition chrétienne anti-syrienne) ont été fermées par le tribunal des Imprimés. Elles ont été condamnées pour propagande électorale illicite durant des élections législatives partielles, particulièrement houleuses, en juin 2002. Les forces de l'ordre ont exécuté cette décision de justice avec une extrême brutalité en molestant plusieurs journalistes. Cette affaire menace le pluralisme des médias au Liban.
En Mauritanie, les années se suivent et se ressemblent. Une douzaine de titres de la presse indépendante ont été saisis en trois ans, en vertu de l'article 11 de la loi sur la presse dont les autorités mauritaniennes usent et abusent pour sanctionner les journaux qui abordent les sujets "tabous" : corruption, drogue, esclavage, situation au Sahara occidental, droits de l'homme, relations avec Israël, réseaux islamistes, etc.
Au Togo, au cours de ces trois dernières années, des milliers d'exemplaires de journaux d'opposition ont été saisis et détruits par la police. A chaque fois, les forces de l'ordre ont opéré à l'imprimerie ou auprès des vendeurs. Dans la plupart des cas, les éditions confisquées comportaient des articles critiques envers un ministre ou le chef de l'Etat.
En janvier 2001, la justice de Djibouti a suspendu la parution du Renouveau pendant trois mois. Le directeur de la publication a été interrogé et interdit de sortie du territoire. Depuis plusieurs années, les autorités de ce pays ordonnent régulièrement la suspension provisoire des rares journaux d'opposition. Ainsi, les Djiboutiens soucieux de recevoir une information indépendante du pouvoir en place n'ont d'autre choix que d'écouter les radios étrangères captées dans le pays.
En Guinée-Bissau, les médias indépendants sont régulièrement censurés par les autorités. En mars 2002, le président Kumba Yala a menacé à demi-mot Radio Bombolom et le procureur général, Caetano N'Tchama, a ordonné à tous les médias du pays de ne pas publier d'informations provenant de la Ligue guinéenne des droits de l'homme (LGDH).
Aux Seychelles, le seul journal privé, Regar, est harcelé par les autorités politiques et judiciaires. Plusieurs affaires en cours devant les tribunaux pourraient aboutir à des amendes de plusieurs centaines de milliers d'euros, entraînant inévitablement la disparition du journal. L'Etat dispose également d'un monopole de fait sur les médias audiovisuels qu'il contrôle à sa guise.
14 journalistes et 5 cyberdissidents actuellement emprisonnés
Au Rwanda, deux journalistes sont derrière les barreaux, probablement en raison de leurs activités professionnelles. Dominique Makeli, journaliste à Radio Rwanda, a été arrêté le 18 septembre 1994. Huit ans plus tard, le journaliste, incarcéré à la prison de Rilima, n'a toujours pas été jugé. Il ne connaît même pas précisément les charges qui pèsent sur lui.
Au Viêt-nam, Nguyen Dinh Huy, âgé de 69 ans, est détenu depuis novembre 1993 dans un camp au nord-est de Hô Chi Minh-Ville. Ses conditions de détention sont précaires et la discipline est rigoureuse. Selon sa femme, il souffrirait de la maladie de Parkinson. Il a été condamné en 1995 à quinze ans de prison et à cinq ans de résidence surveillée pour "activités visant à renverser le gouvernement du peuple". Les autorités lui reprochent d'avoir participé à la création du Mouvement pour l'unité du peuple et pour la construction de la démocratie, une organisation qui milite, entre autres, pour la liberté de la presse au Viêt-nam. Un autre journaliste, Nguyen Xuan Tu, est en résidence surveillée depuis février 2001.
En Egypte, Abd al-Munim Gamal al-Din Abd al-Munim est en prison depuis février 1993. Ce journaliste du bihebdomadaire pro-islamiste Al-Shaab a été jugé et acquitté à deux reprises. Malgré ces décisions de justice, il demeure incarcéré et ignore quand il sera libéré. Ses conditions de détention sont déplorables. En 1998, il a entrepris une grève de la faim de 50 jours pour protester contre sa détention illégale. Par ailleurs, Mahmoud Mahran, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Al Nabaa et du quotidien Akher Khabar, est emprisonné depuis octobre 2001.
En Tunisie, deux journalistes sont emprisonnés. En 1991, Hamadi Jebali, directeur de l'hebdomadaire Al Fajr, organe officieux du mouvement islamiste Ennahda, a été condamné à seize ans de prison pour "appartenance à une organisation illégale" et "volonté de changer la nature de l'Etat". Après avoir passé onze ans en prison pour les mêmes raisons, Abdallah Zouari, également journaliste d'Al Fajr, a été de nouveau arrêté en août 2002 pour avoir refusé de se plier à une mesure d'éloignement arbitraire.
Enfin, au Niger, Abdoulaye Tiémogo, directeur de publication du Canard déchaîné, est emprisonné depuis le 18 juin 2002. Il a été condamné à une peine de huit mois de prison pour diffamation. Le Premier ministre, Hama Amadou, avait porté plainte contre le journaliste après la publication de trois articles très critiques dans le Canard déchaîné. Le journaliste y accusait le chef du gouvernement de vouloir corrompre le président de l'Assemblée nationale pour conserver son fauteuil de Premier ministre.
D'autres journalistes sont détenus aux Comores (1), en République démocratique du Congo (2), et au Togo (1).
Internet et les utilisateurs du Réseau sont également placés sous haute surveillance dans certains pays membres de la Francophonie. Ainsi, en Tunisie, un cyberdissident est détenu depuis juin 2002. Zouhair Yahyaoui, fondateur et journaliste de TUNeZINE.com, a été condamné à deux ans de prison pour "propagation de fausses nouvelles". Il avait fondé son site, un an plus tôt, pour diffuser des informations sur la lutte en faveur de la démocratie et des libertés en Tunisie. Il avait notamment été l'un des premiers à diffuser la lettre dénonçant le système judiciaire du pays adressée au président de la République par le juge Mokhtar Yahyaoui. Le site avait été censuré par les autorités dès sa création.
Enfin, au Viêt-nam, trois cyberdissidents sont détenus depuis février 2002. Son Hong Pham, médecin marié à une employée de l'Agence de la Francophonie à Hanoï, a été arrêté pour avoir traduit et diffusé sur Internet un article intitulé "Ce qu'est la démocratie".
Conclusion
Le nombre sans cesse croissant des exactions commises envers les journalistes montre que la situation de la liberté de la presse continue à se dégrader dans l'espace francophone. Aujourd'hui, les pays francophones qui bafouent la liberté de la presse sont plus nombreux que lors du précédent sommet, en septembre 1999. Ces vingt Etats ne respectent ni les idéaux de la Francophonie, ni les engagements internationaux qu'ils ont pourtant souscrits. Faut-il rappeler que les Etats membres ont signé, en septembre 1999, un plan d'action affirmant que "le respect des droits de l'homme" est un "axe prioritaire".
Par ailleurs, la Francophonie prévoit un mécanisme de sanction des pays "en cas de rupture de la démocratie ou de violations massives des droits de l'homme". Ces sanctions vont de la réduction des contacts avec l'Etat concerné à sa suspension.
Sur cette base, Reporters sans frontières demande :
La suspension de la Francophonie de la Guinée équatoriale, du Laos, de la Tunisie et du Viêt-nam, comme le prévoit la déclaration de Bamako en cas de "violations graves des droits de l'homme".
L'arrêt de la coopération multilatérale francophone avec le Burkina Faso, Djibouti, Haïti, la Mauritanie, la République démocratique du Congo, le Rwanda et le Togo.
Un rappel à l'ordre par le secrétaire général de la Francophonie de tous les autres Etats qui bafouent la liberté de la presse : le Cameroun, les Comores, l'Egypte, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Liban, le Maroc, le Niger et les Seychelles.
Par ailleurs, Reporters sans frontières appelle tous les Etats participants au Sommet de Beyrouth :
A modifier dans leur législation tous les articles de loi qui prévoient des peines de prison pour des délits de presse afin de leur substituer des amendes.
L'organisation rappelle qu'en janvier 2000, le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression a demandé "instamment à tous les gouvernements de veiller à ce que les délits de presse ne soient plus passibles de peines d'emprisonnement (…) Pour des délits tels que "écrits diffamatoires", "insultes" ou "outrage" envers le chef de l'Etat, ou la publication d'informations "fausses" ou "alarmistes", les peines de prison sont à la fois répréhensibles et hors de proportion avec le dommage subi par la victime".
A mettre fin à l'impunité concernant les assassinats de journalistes.
L'organisation demande tout particulièrement aux autorités du Burkina Faso et de Haïti de tout mettre en œuvre afin que les assassins de Norbert Zongo, de Michel Congo, de Jean Dominique et de Brignol Lindor soient enfin arrêtés et condamnés.