Espagne : RSF dénonce des litiges abusifs contre les médias et demande au gouvernement une législation protectrice

Des médias numériques espagnols tels qu’infoLibre et El Confidencial ont été victimes, en 2022, de procédures judiciaires intimidantes et coûteuses. Reporters sans frontières (RSF) demande à l'Espagne d'adopter les recommandations de la Commission européenne contre les procédures-bâillons (SLAPP) afin de limiter les poursuites abusives. 

L’année 2022 a été celle de l’adoption, pour la première fois dans l’histoire, des mesures contre les procédures-bâillons, ou SLAPP à l’échelle européenne, mais aussi celle de plusieurs attaques contre les médias espagnols à travers ces recours judiciaires. 

"Dans la plupart des procès-bâillons contre les médias et les journalistes en Espagne, le but ultime n'est pas l'emprisonnement, mais plutôt l'intimidation. L'objectif est de faire taire et d'effrayer, ainsi que d’instituer l'autocensure. Cela vient éroder les ressources humaines, économiques et même psychologiques des journalistes ciblés.

Edith Rodríguez Cachera
Vice-présidente de RSF Espagne

En septembre dernier, l'ancien candidat du parti d’extrême droite Vox à la présidence de l’Andalousie, Francisco Serrano, a intenté un procès contre le média infoLibre et le journaliste Ángel Munárriz. Le site aurait prétendument divulgué des secrets sur l’homme politique en 2020, notamment une fraude aux subventions à hauteur de 2,4 millions d’euros. Par la suite, une enquête puis une instruction pénale pour fraude ont été ouvertes contre Francisco Serrano et trois autres personnes. Selon l’ancien candidat, le média et ses rédacteurs auraient porté atteinte à son image pendant deux ans. Le journaliste Ángel Munárriz encourt jusqu’à quatre ans de prison selon l’article 199 du Code pénal espagnol. InfoLibre avait déjà fait l’objet en 2021 de poursuites pour divulgation de secrets par l’ancien président de la région de Murcie, avant d’être relaxé un an plus tard.

17 millions d’euros pour “atteinte à l’honneur” 

Quant au quotidien numérique El Confidencial, il a, pendant plus de deux ans, entre 2019 et 2021, publié une cinquantaine d’articles concernant Ignacio Sánchez Galán, président du géant de l'électricité Iberdrola, qui aurait collaboré avec l'ancien commissaire de police José Manuel Villarejo afin d'espionner des hommes politiques et des hommes d'affaires. L'enquête des journalistes avait contribué à l’arrestation et à l’inculpation de l’ancien policier pour chantage et corruption, et à l’ouverture d’enquêtes visant le groupe Iberdrola. En février 2022, le groupe d'édition Titania Compañía Editorial, propriétaire d’El Confidencial, ainsi que trois rédacteurs sont visés par une procédure judiciaire. La société Iberdrola a demandé 17,5 millions d’euros de dommages et intérêts au média, soit 70 % de son chiffre d’affaires. Elle l’accuse d’avoir mené une campagne de discrédit et de harcèlement médiatique qui aurait porté “atteinte à la réputation et l’honneur” du dirigeant et du groupe. Alors que le média est menacé par la réclamation de cette somme astronomique, Carlos Sánchez, son directeur adjoint, affiche un certain optimisme quant au déroulement du procès. En effet, le procureur a demandé le classement de toutes les procédures, et El Confidencial est l’un des rares médias numériques espagnols à disposer d’actionnaires solides et indépendants, ce qui lui permet d’éviter des actions en justices trop coûteuses. 

Un phénomène ancré et bien rodé



Dans le secteur privé comme dans le secteur public, les plaintes se fondent presque systématiquement sur des infractions présumées liées au “droit à l'honneur”, comme la diffamation ou la “révélation de secrets”. En 2018 déjà, Cristina Cifuentes, alors présidente de la Communauté de Madrid, poursuivait Ignacio Escolar, directeur d'elDiario.es, et la journaliste Raquel Ejerique pour avoir prétendument, là aussi, révélé des secrets. Le média avait publié une longue enquête, qui révélait que Cristina Cifuentes avait obtenu un diplôme de troisième cycle de manière frauduleuse. La procédure judiciaire a duré trois ans, a été classée sans suite et s’est soldée par la démission de Cristina Cifuentes.

Sous ce déluge de procédures judiciaires se loge peut-être la possibilité,  pour les grands patrons et les politiciens, de museler la presse avec des moyens "légaux" et d’entraver  le dialogue public. Les actions en justice abusives créent un sentiment de vulnérabilité et d’anxiété chez les journalistes, confrontés à des accusations passibles d'emprisonnement et une atteinte, le cas échéant, à leur réputation”, souligne Daniel Basterio, directeur d’infoLibre.

“L'Espagne doit mieux protéger les journalistes contre le détournement des recours judiciaires à des fins d'intimidation de la presse. Les solutions sont là - il faut juste les appliquer. Nous appelons les institutions espagnoles à mettre en œuvre sans tarder les recommandations de la Commission européenne pour lutter contre les procédures-bâillons. Celle-ci a prévu des garanties procédurales et des sanctions contre les procédures-bâillons qui peuvent s’appliquer à l’échelle nationale.

Pavol Szalai
Responsable du Bureau UE-Balkans de RSF

Face à ce problème commun à toute l’Europe, la Commission européenne a adopté des recommandations anti-SLAPP pour que les journalistes puissent continuer à mettre en lumière les agissements des pouvoirs économiques ou politiques abusant des procédures-bâillons et ce qu’ils veulent cacher. Ces recommandations proposent des mesures préventives permettant de rejeter rapidement des plaintes avérées abusives et des mesures punitives pour sanctionner les auteurs de SLAPP et dissuader d’autres d'y avoir recours. 

L’Espagne figure à la 32e place sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse établi par RSF en 2022. 

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