Une délégation de RSF s'est rendue au Rwanda du 2 au 10 octobre 2001 pour faire le point sur la liberté de la presse. Au moins dix journalistes sont détenus dans le pays. RSF classe le président Paul Kagame parmi les prédateurs de la liberté de la presse.
Introduction
Entre le 6 avril 1994, date du début du génocide rwandais, et l'arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR), en juillet 1994, au moins 48 professionnels de la presse ont été tués dans le pays. La plupart d'entre eux ont été assassinés dans les tout premiers jours du génocide, comme s'il s'agissait pour le régime de l'époque de faire taire les voix de l'opposition et de ceux qui dénonçaient les massacres en cours. Il est impossible de savoir avec certitude s'ils ont été éliminés à cause de leur appartenance ethnique, de leurs prises de position politiques, de leur activité de journaliste ou pour les trois raisons à la fois.
Dans le même temps, d'autres "journalistes" incitaient à la haine. Les responsables et les animateurs de la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM) ou du journal Kangura, pour ne citer que les plus connus de ces "médias de la haine", ont appelé au meurtre et ont encouragé la population à participer aux tueries.
Au lendemain du génocide, la presse rwandaise était réduite à néant ou presque. Plusieurs mois ont passé avant la reparution de certains titres ou la création de nouveaux. Aujourd'hui, les passions se sont apaisées. Les journalistes rescapés du génocide et ceux qui sont rentrés d'exil collaborent au sein de journaux et magazines en kinyarwanda, en français ou en anglais. Les "médias de la haine" ont disparu, laissant la place à une presse globalement proche du pouvoir et empreinte d'une forte autocensure.
Une délégation de Reporters sans frontières (RSF) s'est rendue au Rwanda, du 2 au 10 octobre 2001, pour faire le point sur la situation de la liberté de la presse dans ce pays, et notamment sur la nouvelle loi sur la presse, adoptée le 28 septembre 2001 par le Parlement. Les représentants de l'organisation ont eu l'autorisation du ministère de la Sécurité intérieure de se rendre dans les prisons de Kigali, Gitarama et Butare afin de rencontrer des journalistes emprisonnés. Le président du Parlement et le procureur de la République ont accordé des audiences à RSF. La dernière mission de l'organisation sur place datait de 1996. A deux reprises, en 1999 et en 2000, les autorités avaient répondu négativement à des demandes de visa.
Les journalistes emprisonnés
Au moins dix journalistes sont détenus au Rwanda. Tous sont accusés d'avoir participé, d'une manière ou d'une autre, au génocide de 1994. RSF a pu en rencontrer sept dans différentes prisons du pays. L'organisation estime que seules deux arrestations constituent des atteintes à la liberté de la presse. Il s'agit de Dominique Makeli et de Tatiana Mukakibibi.
Dans quatre autres cas (Ladislas Parmehutu, Telesphore Nyilimanzi, Gédéon Mushimiyimana et Joseph Habyarimana), RSF ne dispose pas d'éléments suffisants pour se prononcer avec certitude sur leur implication ou non dans le génocide. Il semble que les motifs des interpellations de Joseph Ruyenzi et Domina Sayiba soient liés à des querelles et à des rivalités entre leurs familles et celles des plaignants. Leur détention n'est donc pas liée à leur activité professionnelle. Dans tous les autres cas, il est fort probable que les journalistes aient appelé à la haine ethnique avant et pendant le génocide. RSF a même porté plainte contre certains d'entre eux, en 1994, pour "apologie de crimes de guerre et crimes contre l'humanité".
En 1996, 1999 et 2001, une liste des "criminels de première catégorie" a été établie par les autorités. Elle recense les personnes suspectées d'avoir été "les planificateurs, les organisateurs, les incitateurs, les superviseurs et les encadreurs du crime de génocide", ainsi que ceux qui auraient commis des "actes de tortures sexuelles". Environ 2 900 noms figurent sur cette liste, dont 29 journalistes. Ils encourent tous la peine de mort. Certains sont détenus au Rwanda ou à Arusha (prison du Tribunal pénal international pour le Rwanda), d'autres sont encore en fuite et quelques-uns sont décédés.
Dominique Makeli, journaliste de Radio Rwanda, est détenu à la prison centrale de Kigali (PCK). Pendant les premiers jours du génocide, Dominique Makeli fuit à Kibuye (ouest du pays) où l'un de ses fils a été tué un mois plus tôt par des Interahamwe (miliciens extrémistes Hutus). Le 18 septembre 1994, de retour à Kigali, il est interpellé à son domicile par un agent du Département des renseignements militaires (DMI). Le lendemain, il est conduit à la brigade de gendarmerie de Remera. Deux semaines plus tard, il est transféré à la prison de Rilima où il passe six mois dans un cachot. Sa femme reçoit de ses nouvelles pour la première fois fin novembre. En 1995 et 1996, il est accusé d'organiser des manifestations dans la prison. Il est alors frappé à plusieurs reprises ainsi qu'un autre journaliste, Amiel Nkuliza. En mars 1997, soit plus de deux ans après son arrestation, il est interrogé pour la première fois par le parquet. Un magistrat lui pose quelques questions, mais ne formule pas de chef d'accusation. En mars 1999, le substitut du procureur lui reproche d'avoir refusé de donner refuge à un Tutsi pendant le génocide. A la fin de l'année, la chambre du conseil (chambre d'accusation) l'accuse d'avoir "participé à des attaques". Dominique Makeli dément et le substitut ordonne le maintien du journaliste en détention préventive pour deux années supplémentaires.
Le procureur de la République, Sylvaire Gatambiye, a affirmé à RSF que Dominique Makeli est accusé d'avoir "incité au génocide dans ses reportages". En mai 1994, il avait couvert une apparition de la Vierge à Kibeho (ouest de Butare) et rapporté sa supposée déclaration : "Le parent est au ciel". Le procureur a expliqué que, dans le contexte de l'époque, cela signifiait : "Le président Habyarimana est au ciel". La population aurait interprété ce message comme un soutien de Dieu à l'ancien président et, par extension, à la politique d'extermination des Tutsis.
Tatiana Mukakibibi était animatrice et productrice de programmes à Radio Rwanda. A partir du 6 avril 1994, elle lit à l'antenne les communiqués officiels et les listes des personnes décédées envoyées par les préfectures du pays. Le 4 juillet, la radio diffuse un dernier communiqué annonçant l'évacuation de Kigali. Tatiana Mukakibibi se réfugie avec les autres journalistes en République démocratique du Congo (RDC). Le 10 août, elle rentre au Rwanda, à Kapgayi (près de Gitarama) où elle travaille avec l'abbé André Sibomana (ancien directeur de Kinyamateka et lauréat du prix Reporters sans frontières - Fondation de France, décédé en mars 1998). En juillet 1995, elle est arrêtée et détenue pendant quelques jours. Par peur des représailles, elle fuit en Ouganda. Elle revient au Rwanda le 30 septembre 1996 et, deux jours plus tard, est interpellée à son domicile de Ntenyo (Gitarama) par la police. Tatiana Mukakibibi est aussitôt conduite au cachot communal où elle est toujours détenue dans des conditions très pénibles.
Le lendemain de son arrestation, un inspecteur de police du nom d'Emmanuel Ruganza lui demande de déclarer qu'elle est partie en Ouganda sous la protection de l'abbé Sibomana. Si elle avoue, lui assure-t-il, elle pourra partir librement. Elle refuse. Cinq jours plus tard, elle est accusée d'avoir distribué des armes et tué Eugène Bwanamudogo, un Tutsi qui réalisait des programmes radiophoniques pour le ministère de l'Agriculture. Pendant l'été 2001, le substitut du procureur de Gitarama confirme ces accusations. D'après Tatiana Mukakibibi, c'est un coup monté par des gens de son village parce que André Sibomana envoyait des rapports aux organisations internationales pour dénoncer les exactions commises par des Tutsis en représailles des massacres d'avril 1994. D'après la journaliste, certaines personnes citées dans ces documents auraient essayé, à travers elle, de faire arrêter André Sibomana.
A partir du 6 avril 1994, la télévision nationale ne fonctionne plus normalement. Ladislas Parmehutu effectue deux derniers reportages avant de fuir vers la RDC, le 25 avril. L'un concerne la fin de l'année scolaire dans le nord du pays, encore relativement épargné par les tueries, et l'autre les bombardements de l'hôpital de Kigali par les forces du FPR. Il rentre au Rwanda en 1996. Il est aussitôt arrêté par la police communale de Byumba (nord du pays). Après trois années passées dans la prison de cette préfecture, il est transféré, fin 1999, à la PCK. Il a été interrogé à six reprises, mais personne ne lui a jamais communiqué de chef d'accusation.
Selon Joseph Habyarimana, s'il est en prison, c'est pour des articles publiés dans les numéros 24 et 25 du journal Indorerwamo. Il y affirmait qu'une femme du secteur de Cyahafi (Kigali) très influente au sein de l'administration locale, dénommée Immaculée Mukamurenzi, voulait faire emprisonner des Hutus de son quartier qu'elle accusait d'avoir participé au génocide. "Cette femme a affirmé à ma sœur un mois avant mon arrestation : "Je l'aurai !"", raconte Joseph Habyarimana. Il est arrêté le 28 octobre 1997 et conduit dans un cachot du secteur. Une semaine plus tard, il est transféré à la PCK. Le même jour, Joseph Habyarimana est interrogé et accusé d'avoir participé à une attaque collective au Mont Jari (Kigali) et d'être revenu en ville en jouant au football avec une tête humaine. Il dément les accusations portées contre lui. Par manque de preuve, RSF est dans l'incapacité de se prononcer sur le motif exact de la détention de Joseph Habyarimana.
Gédéon Mushimiyimana est enseignant à Butare (sud du pays) en 1994. Pendant le génocide, il se réfugie à Gikongoro (ouest de Butare). Sa femme et sa fille sont tuées en avril. En 1995, il devient journaliste à la télévision nationale. Un an plus tard, il est arrêté à Kigali par des gendarmes et accusé d'avoir "transmis une information" à Radio France Internationale (RFI) affirmant que Paul Kagame, à l'époque vice-président de la République, était un "terroriste". Gédéon Mushimiyimana avait été en contact avec une journaliste de RFI venue faire des reportages dans le pays quelques semaines plus tôt. Elle était passée dans les locaux de la télévision et il lui avait donné des cassettes de reportages effectués par la chaîne publique. Quelques jours après son arrestation, il est finalement accusé d'avoir décimé une famille pendant le génocide. Un officier de la gendarmerie lui annonce que des témoins vont venir l'identifier. Il reste six mois dans une cellule de la brigade, mais ne voit aucun témoin. En mai 1999, il est transféré à la prison centrale de Kigali où il est interrogé par la chambre du conseil. On l'accuse dorénavant d'avoir été complice de la mort de sa femme. Gédéon Mushimiyimana est détenu à la prison de Butare.
Telesphore Nyilimanzi est chef de service de Radio Rwanda jusqu'au 4 juillet 1994. A cette date, il quitte le Rwanda pour la RDC. En décembre 1996, il revient au pays et occupe différentes fonctions au sein du ministère de l'Information, puis du ministère de l'Administration locale et des Affaires sociales (MINALOC, en charge de l'information). Le 5 juillet 2000, jour de son arrestation, il travaille au sein de la commission électorale provisoire. En août, il est inculpé par la chambre du conseil pour avoir été un "planificateur et incitateur en sa qualité de chef de service à la radio" des massacres des Bagogwe dans le nord-ouest du pays et des Batutsis à Bugesera en 1992. Six mois avant son arrestation, son nom était apparu sur la liste des "criminels de première catégorie". Il explique que la présence de son nom sur cette liste est l'œuvre d'un journaliste de la BBC, Séraphin Byiringiro. En juin 1994, celui-ci avait voulu reprendre le travail à la radio après s'être réfugié à l'hôtel des mille collines, mais la rédaction, toujours dirigée par Telesphore Nyilimanzi, avait refusé. L'ancien responsable de la radio nationale a affirmé à RSF que "Radio Rwanda ne disait pas d'abominations" en avril 1994.
Joël Hakizimana, rédacteur en chef de Kangura et Valérie Bémériki, de la RTLM, sont également détenus à la PCK. Ces deux journalistes, classés dans la liste des "criminels de première catégorie", figurent parmi les principaux responsables des "médias de la haine".
Plusieurs journalistes incarcérés devraient être jugés par les gacaca (tribunaux populaires remis en vigueur par les autorités rwandaises pour accélérer le traitement des dossiers et dont les décisions sont sans appel). RSF espère que ces procès, menés par de simples citoyens, ne seront pas l'occasion de règlements de comptes et jugeront en toute impartialité les faits reprochés aux journalistes détenus.
D'autres professionnels des médias emprisonnés à la suite du génocide ont été récemment mis en liberté provisoire. Albert-Baudouin Twizeyimana, ancien journaliste de Radio Rwanda et aujourd'hui reporter à Kinyamateka, a passé plus de trois ans en prison. Il a été arrêté le 11 mai 1996, alors qu'il présentait le journal à la radio. La police lui a d'abord reproché ses propos à l'antenne. Or, il avait lu un communiqué officiel des autorités. Un peu plus tard, il a été accusé d'avoir participé au génocide et notamment d'avoir eu un rôle dans la mort de sa femme. Le journaliste explique qu'elle est morte de maladie fin avril 1994 et qu'il n'était même pas avec elle à cette époque. Selon lui, c'est une femme tutsie qui aurait "machiné tout ça". Le 30 décembre 1999, Albert-Baudouin Twizeyimana a été mis en liberté provisoire. Il est resté plus de deux ans à la prison de Nsinda dans des conditions très difficiles. Avec un seul robinet pour plusieurs milliers de détenus, les prisonniers devaient se débrouiller, pour boire, avec la pluie ou avec l'eau vendue par ceux qui sortaient travailler en ville.
Amiel Nkuliza, directeur de publication du Partisan, a passé plus de deux ans en prison entre mai 1997 et août 1999. Il a été accusé d'"atteinte à la sûreté de l'Etat" pour avoir publié des photos de détenus en train de mourir d'asphyxie dans la prison centrale de Kigali. La police avait saisi à l'imprimerie tous les exemplaires de l'édition qui contenait ces clichés. Il est aujourd'hui en liberté provisoire et doit rester "à la disposition de la justice", sans quitter le territoire rwandais.
L'absence de pluralisme
Aucun quotidien n'est publié au Rwanda. En dehors de la presse gouvernementale (Imvaho, La Relève), il existe moins d'une dizaine d'hebdomadaires et de mensuels privés. La moitié de ces titres sont écrits en kinyarwanda et l'autre moitié en français ou en anglais. Hormis l'hebdomadaire Umuseso, dont tout le monde s'accorde à dire qu'il est relativement indépendant, tous les autres sont plus ou moins proches du pouvoir. Au moins quatre titres (Grands lacs hebdo, The New Times, L'Enjeu et L'Horizon) peuvent être qualifiés de progouvernementaux. Ils survivent grâce aux achats d'espaces publicitaires des différentes administrations de l'Etat (Rwanda Revenue Authority, Secrétariat des privatisations, Commission électorale, Commission constitutionnelle, etc.) et des grandes compagnies publiques (Rwandatel, SONAOA, etc.). Un activiste des droits de l'homme estime que c'est "une manière intelligente pour l'Etat d'acheter des journaux". Il ajoute que ces publications n'ont "rien à dire mais sont uniquement là pour contrecarrer la presse indépendante et ne pas lui laisser de place".
Les tirages ne dépassent pas 4 000 exemplaires et la quasi-totalité du lectorat est concentrée dans la région de Kigali. De nombreux titres ont une parution très irrégulière et sortent au coup par coup, quand la trésorerie le permet. Les journaux sont chers (entre 100 et 500 francs rwandais - 0,25 à 1,25 euros) et inaccessibles à la majorité des Rwandais.
L'audiovisuel est au service exclusif du pouvoir en place. Un responsable d'une association de défense des droits de l'homme souligne qu'il faut parler de "médias gouvernementaux" et non de "médias publics". Radio Rwanda et la Télévision nationale du Rwanda (TVR) sont les seuls organes de presse d'envergure nationale. La radio est de très loin le média le plus suivi par la population rwandaise. Les radios et télévisions privées, prévues dans la loi sur la presse de 1991, sont, de fait, interdites. Les autorités ont invoqué à plusieurs reprises les conséquences tragiques de la création de la RTLM pour refuser d'accorder des autorisations d'émettre à des entrepreneurs privés.
Dans ces conditions, on ne peut parler d'un réel pluralisme de l'information au Rwanda. Certains sujets (la présence du Rwanda en République démocratique du Congo, les exactions du FPR, etc.) sont tabous. De très nombreux journalistes affirment s'autocensurer par peur des représailles. Un directeur de publication ajoute : "la pression n'a pas baissé, ce sont les journalistes eux-mêmes qui ont désarmé".
La maison de la presse de Kigali, inaugurée en janvier 2000, permet aux journalistes de faire des photocopies, d'envoyer des fax et d'effectuer la mise en page de leurs publications à un tarif préférentiel. Tous les journaux qui paraissent au Rwanda sont imprimés en Ouganda. D'après plusieurs directeurs de publication, le coût est nettement moins élevé et la qualité bien meilleure.
L'Association rwandaise des journalistes (ARJ) fonctionne au ralenti et semble avoir perdu tout son crédit au sein de la profession. Son président, James Vuningoma, rencontré par la délégation de RSF, ne connaissait pas les noms des journalistes détenus depuis 1994. L'ARJ ne fait rien pour eux et ne leur a jamais rendu visite en prison. Les démarches qu'elle a entreprises par rapport à la nouvelle loi sur la presse ne sont pas claires et, dans tous les cas, n'ont pas semblé très efficaces.
Plusieurs observateurs étrangers et nationaux s'accordent à dire que la presse rwandaise est de qualité médiocre. De nombreux journalistes rwandais n'ont reçu aucune formation et ne vérifient pas suffisamment leurs informations. Une Ecole des sciences et techniques de l'information (ESTI) existe depuis trois ans, mais, selon certains anciens élèves, sa formation reste trop théorique et pas assez professionnelle.
Des pressions et menaces incessantes
En février 1999, John Mugabi, rédacteur en chef du journal en anglais Rwanda Newsline, est convoqué par le procureur de la République. Il est immédiatement incarcéré à la suite d'une plainte pour diffamation déposée par Frank Rusagara, secrétaire général du ministère de la Défense. Ce dernier avait été accusé, dans le numéro 24 du journal, d'avoir touché des pots-de-vin lors d'achats de pièces de rechange d'hélicoptères de combat par l'Etat rwandais. Selon le procureur, le journaliste a été arrêté car il refusait de donner le nom de "l'officiel haut placé du ministère de la Défense" à l'origine de ses informations. Le 21 mai, il est libéré sous caution. Un an plus tard, John Mugabi et Shyaka Kanuma, journaliste de la même rédaction, sont convoqués par le procureur de la République et détenus pendant deux jours. Rwanda Newsline avait publié un article critiquant Paul Kagamé, alors vice-président de la République.
Le 1er juin 2001, l'ancien chef de l'Etat, Pasteur Bizimungu, lance officiellement le Parti démocrate pour le renouveau (PDR). Il contacte la presse et notamment Thomas Kamilindi, correspondant de la British Broadcasting Corporation (BBC), et Lucie Umukundwa, correspondante de la Voice of America (VOA), pour leur accorder des interviews à ce sujet. Les journalistes font leur travail mais reçoivent aussitôt des coups de fils menaçants de la part de responsables des services de renseignements. Finalement, sous la pression, les deux journalistes restituent la cassette de leur enregistrement aux autorités. Le même jour, Ismaël Mbonigaba, directeur de publication d'Umuseso, et Shyaka Kanuma, sont arrêtés après avoir recueilli les propos de Pasteur Bizimungu. Ils sont finalement relâchés à minuit. Peu de temps après cet incident, John Mugabi, de Rwanda Newsline, est accusé d'être un membre du PDR. Par peur des représailles, il préfère quitter le pays et se réfugie en Europe. Rwanda Newsline a cessé de paraître avec le départ de son directeur. Pasteur Bizimungu est aujourd'hui officiellement interdit de contact avec la presse.
Ismaël Mbonigaba affirme que son journal, qui faisait partie du même groupe de presse que Rwanda Newsline, est "sous embargo publicitaire". Il ne reçoit aucune publicité de l'Etat ou des entreprises parapubliques. Seules les organisations internationales continuent à acheter de l'espace dans l'hebdomadaire. En 2001, Umuseso a traduit en kinyarwanda des extraits d'une interview accordée par le chef de l'Etat à un journal ougandais, dans laquelle il qualifiait le parti du roi en exil, UNAR, de "parti extrémiste". Aussitôt, le FPR a déclaré à la radio nationale que la politique d'Umuseso était connue et que ce journal voulait "ternir l'image du FPR". Selon Ismaël Mbonigaba, toute la rédaction se sent aujourd'hui menacée car le journal est devenu "l'ennemi du FPR et du Président" et s'expose donc à de fortes représailles. Le journal a publié les extraits originaux en anglais du journal ougandais pour prouver que le chef de l'Etat avait bien tenu ces propos. A trois reprises déjà dans le passé, Umuseso a été contraint de publier des démentis du FPR. Imvaho et The New Times ont publié des articles contre l'hebdomadaire indépendant.
La peine de mort pour les journalistes
Une nouvelle loi sur la presse a été adoptée par le Parlement le 28 septembre 2001. Le texte doit être étudié par la Cour suprême avant d'être promulgué par le chef de l'Etat. Trois articles (88, 89 et 90) de cette loi ont fait l'objet d'une attention particulière de la part des journalistes locaux. L'article 88 du projet de loi (le texte final adopté par le Parlement n'était pas disponible au moment de la publication de ce rapport) stipule que "quiconque, par voie de presse, tente d'inciter une partie de la population rwandaise à commettre le génocide mais sans être suivi d'effet, est puni d'une peine d'emprisonnement de 20 ans à l'emprisonnement à perpétuité". L'article 89 précise : "Quiconque, par voie de presse, tente d'inciter une partie de la population rwandaise à commettre le génocide et suivi d'effet, encourt la peine de mort". De nombreux journalistes ont contesté le fait qu'une telle mesure soit spécifiée dans la loi sur la presse et non dans le Code pénal ou dans la loi sur le génocide. Mais la principale crainte est l'usage abusif qui peut être fait de ces articles. RSF estime notamment que c'est la porte ouverte à des condamnations arbitraires de journalistes critiques ou d'opposants. Selon un journaliste local, cette loi aurait pu permettre de condamner Pasteur Bizimungu à mort pour des propos qu'il a tenus dans une interview accordée à l'hebdomadaire Jeune Afrique – L'Intelligent. L'ancien chef de l'Etat avait notamment affirmé qu'au regard de la situation actuelle, de nouveaux massacres pourraient être perpétrés dans le pays.
RSF, lors de cette mission, a fait part de ses préoccupations au président du Parlement. Celui-ci s'est voulu rassurant : "L'abus qui pourrait être fait de cette loi serait extrêmement dangereux". Le président du Parlement a cependant demandé à RSF de ne pas "se focaliser sur cette partie qui n'est pas là pour empêcher de s'exprimer mais pour poser des limites". Pour Noël Twagiramungu, l'un des responsables de la Ligue des droits de la personne dans la région des Grands Lacs (LDGL), le danger est réel : "Quelqu'un donnera sa position politique et on dira que ça risque de conduire au génocide. Cette loi est beaucoup plus répressive que la précédente de 1991."
Par ailleurs, cette nouvelle loi prévoit des peines de prison pour certains délits de presse. Ainsi l'"atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui" est passible d'une peine d'un mois à un an d'emprisonnement. RSF rappelle que dans un document publié en janvier 2000, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d'opinion et d'expression a affirmé que l'emprisonnement en tant que sanction de l'expression pacifique d'une opinion constitue une "violation grave des droits de l'homme".
Enfin, ce texte est également contestable du point de vue de la responsabilité pénale. L'article 96 prévoit que les responsables d'infractions commises par voie de presse sont, dans l'ordre, les directeurs, les auteurs d'un article ou d'un reportage, les imprimeurs, les vendeurs ou les afficheurs. Les vendeurs de journaux, par exemple, qui n'ont aucune responsabilité dans les écrits d'une publication, pourront donc être condamnés à des peines de prison si les journalistes ou les responsables de ladite publication sont introuvables ou en fuite à l'étranger. Cette disposition pourrait inciter fortement les imprimeurs et les vendeurs, éléments indispensables dans la chaîne de diffusion de l'information, à prendre en charge uniquement les journaux favorables au pouvoir.
Disparitions et assassinat : un régime d'impunité
Le 19 août 1995, Manasse Mugabo, responsable de la section en kinyarwanda de Radio Minuar, la station des Nations unies au Rwanda, quitte son domicile pour se rendre en Ouganda. Il n'y est jamais parvenu et, depuis lors, personne n'a de ses nouvelles. Les services de sécurité affirment avoir ouvert une enquête, mais ses résultats ne sont pas connus. Le 4 octobre, inquiète de la mauvaise volonté des autorités, la mission des Nations unies rend publique la disparition de Manasse Mugabo. Une source proche du journaliste rappelle que ce dernier avait fait l'objet de menaces directes de la part d'officiers de l'Armée patriotique rwandaise (APR). Interrogés par RSF en avril 1996, le directeur de l'Office rwandais d'information (Orinfor), Wilson Rutayisire, et le président de la République, Pasteur Bizimungu, ont décliné toute responsabilité des autorités rwandaises dans cette affaire.
Le 27 avril 1997, Appolos Hakizimana, rédacteur en chef du bimensuel privé Umuravumba, est abattu de deux balles dans la tête. Trois semaines auparavant, le journaliste avait fait l'objet d'une tentative d'enlèvement à son domicile. Le 30 juillet 1996, il avait été arrêté et accusé d'être un Interahamwe, avant d'être relâché quelques semaines plus tard.
Le 5 mai 1998, Emmanuel Munyemanzi, chef du service production à la télévision nationale, disparaît en revenant de son travail. Deux mois auparavant, le journaliste avait été accusé de sabotage par le directeur de l'Orinfor, suite à un incident technique survenu au cours de l'enregistrement d'un débat politique. Suspendu de ses fonctions, il avait été muté au bureau d'Etudes et de Programmes de l'Orinfor. A la même époque, M. Rushingabigwi, directeur de la télévision nationale, avait été licencié pour avoir pris la défense d'Emmanuel Munyemanzi. En juin 1998, les autorités ont annoncé qu'on avait retrouvé son corps près de l'hôtel Kiyovu, à Kigali, mais personne n'a pu l'identifier formellement.
Selon les informations recueillies par RSF sur place, aucune enquête sérieuse n'a été menée dans ces trois affaires, créant ainsi un véritable climat d'impunité dans le pays. Plusieurs journalistes affirment que si l'un d'entre eux était assassiné aujourd'hui, l'enquête serait très vite enterrée et personne ne serait inquiété.
Conclusion et recommandations
La liberté de la presse n'est pas garantie au Rwanda. Des journalistes continuent de faire l'objet de menaces et de pressions. Tous les professionnels de la presse rencontrés, y compris les correspondants internationaux, avouent qu'ils censurent leurs écrits et que certains sujets ne peuvent pas être abordés sans s'attirer les foudres des autorités, et notamment des services de la présidence. Cette forte autocensure ne permet pas le développement d'une presse véritablement indépendante et nuit au pluralisme de l'information. Les journaux rwandais sont monotones et, en dehors de quelques articles ou éditoriaux critiques, les informations diffusées sont largement favorables au pouvoir en place.
Il est impossible de se prononcer avec certitude sur les motifs de la détention de la plupart des journalistes emprisonnés. En revanche, on peut s'inquiéter de la lenteur des procédures et du flou général qui règne autour des chefs d'accusation. Même s'il ne faut pas faire abstraction du contexte local et du fait que le pays a vécu une guerre d'une violence sans précédent, il n'est pas acceptable qu'un journaliste reste, par exemple, emprisonné pendant sept ans sans être jugé.
La situation rwandaise est unique. C'est le pays du monde où les "médias de la haine" ont fait le plus de dégâts. Leur impact sur les populations a été déterminant dans la réalisation du génocide. En revanche, cela ne doit pas être utilisé comme alibi pour réduire au silence les voix de l'opposition. Pendant plusieurs années, le gouvernement a invoqué le cas de la RTLM pour interdire la création des radios privées. Or, il faut rappeler que la RTLM était née de la volonté du régime de l'époque. Aujourd'hui, cet argument ne tient plus. La nouvelle loi sur la presse prévoit la création de médias audiovisuels privés et les autorités n'ont aucune raison d'empêcher cela, si ce n'est leur volonté de conserver un contrôle total sur l'information électronique.
Le chef de l'Etat, Paul Kagamé, est un prédateur de la liberté de la presse. Son rôle incontournable dans tout ce qui touche aux médias et son influence directe dans les arrestations de journalistes font de lui le personnage central de la pression qui pèse sur les médias rwandais. De nombreux journalistes avouent s'autocensurer de peur des représailles directes du chef de l'Etat ou de ses services. Peu enclin à la critique, le Président a compris que des pressions discrètes et ciblées étaient parfois plus efficaces qu'une répression policière, particulièrement sévère.
RSF demande aux autorités rwandaises :
- de libérer au plus vite Dominique Makeli et Tatiana Mukakibibi,
- de placer en libération provisoire Ladislas Parmehutu, Telesphore Nyilimanzi, Gédéon Mushimiyimana et Joseph Habyarimana, jusqu'à leur procès et dans l'attente que des accusations précises soient formulées,
- d'accélérer les procédures concernant toutes les affaires de presse,
- de faire en sorte que tous les autres journalistes incarcérés bénéficient d'un procès juste et équitable,
- d'ouvrir ou de rouvrir les enquêtes concernant tous les cas de disparitions ou d'assassinats de journalistes depuis 1995,
- de veiller à ce que les journalistes ne soient plus l'objet de pressions et de menaces.
RSF demande à la Cour suprême :
- de supprimer les articles 88, 89 et 90 de la nouvelle loi sur la presse, ainsi que toutes les peines de prison prévues pour des délits de presse,
- de modifier le régime de la responsabilité pénale en cas de délit de presse.
RSF demande aux bailleurs de fonds internationaux, et notamment à l'Union européenne :
- de conditionner l'aide économique accordée au Rwanda au développement d'une presse véritablement indépendante et pluraliste dans le pays, et notamment à l'instauration de radios et de télévisions privées,
- de surveiller le travail des gacaca afin que ces tribunaux ne rendent pas une justice arbitraire et sans appel.