Déclarée morte par la Russie : RSF révèle les derniers mois de captivité de Victoria Roshchyna, détenue dans des conditions inhumaines dans l'enfer de Taganrog
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Le corps de la journaliste ukrainienne, déclarée morte en septembre 2024 dans une lettre laconique du ministère de la Défense russe, n'a jamais été restitué à sa famille, laissant planer le doute sur les circonstances de son décès. Reporters sans frontières (RSF), qui a enquêté en partenariat avec trois médias ukrainiens ces derniers mois, lève le voile sur les conditions inhumaines de sa détention dans sa dernière prison connue et sur l'absence de soins appropriés, malgré les signes alarmants de la détérioration de son état de santé dès le printemps 2024.
«Je n’ai pas peur des défis, je trouverai un moyen de revenir. » Ces mots, écrits en juin 2023 par la journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna dans son dossier de candidature pour une bourse de l'International Women's Media Foundation (IWMF), résonnent aujourd'hui comme une épitaphe. Reporter freelance et collaboratrice régulière du média indépendant en ligne Ukrayinska Pravda, elle est bien arrivée, comme elle le souhaitait, dans le sud de l’Ukraine occupée pour recueillir des témoignages des victimes de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par la Russie. Une infiltration au cœur de l’occupation. Un projet risqué, qu'elle savait périlleux. Un an plus tôt, elle avait déjà été arrêtée dans cette partie du pays et détenue quelques jours par le FSB, les services de renseignement russes.
Désormais, les chances de voir sa promesse de retour se réaliser sont infimes. Après des mois de silence et de mensonges sur son sort – une mécanique de l'angoisse bien rodée concernant les civils ukrainiens faits prisonniers depuis le début de la guerre, avec au moins 19 journalistes arrêtés dans les territoires occupés toujours en captivité –, la Russie a fini par reconnaître sa détention en avril 2024 avant d'annoncer son décès, qui serait survenu le 19 septembre 2024, dans une lettre reçue par sa famille. Quatre lignes, après des mois de recherches infructueuses. Froid, laconique, sans explication.
Volontairement opaque, parfois sans rapport avec les faits, voire ostensiblement mensongère, la communication officielle de la Russie offre rarement des informations crédibles sur le sort des civils ukrainiens arbitrairement détenus. Afin de lever le voile sur les nombreuses zones d'ombre entourant la disparition de Victoria Roshchyna, RSF et trois médias ukrainiens – le site d'investigation Slidstvo.info, le groupe audiovisuel public Suspilne et le média spécialisé dans les affaires judiciaires Graty – ont enquêté sur les derniers mois de sa captivité. Plusieurs témoignages, auxquels nous avons eu accès, permettent de mieux comprendre l'extrême fragilité physique et psychologique dans laquelle la journaliste de 27 ans se trouvait, les mauvais traitements subis et l'absence de soins qui l'ont affaiblie jusqu'à sa disparition.
Des territoires occupés à Taganrog
Après avoir réussi à gagner les territoires ukrainiens occupés via la Russie – un exploit –, Victoria Roshchyna est rapidement arrêtée, début août 2024, à Enerhodar près de la centrale nucléaire de Zaporijjia, dans le sud de l’Ukraine. Les circonstances exactes de son interpellation demeurent floues. Elle a été "repérée par un drone", selon le principal témoin de cette enquête, qui a passé plusieurs mois avec elle dans les geôles russes. Détenue pendant plusieurs semaines dans un lieu inconnu à Mélitopol, la grande ville voisine aussi sous occupation, elle est ensuite transférée fin décembre 2023 à Taganrog, une ville du sud-ouest de la Russie, dont la prison est tristement réputée pour avoir été transformé en véritable camp de torture pour les Ukrainiens.
Plusieurs témoignages recueillis par RSF au cours de cette enquête y décrivent des conditions de détention atroces. Un soldat ukrainien rapporte les coups, les décharges électriques “si fortes que certains perdent connaissance”, la privation de nourriture et le froid glacial de sa cellule, où la fenêtre, volontairement démontée par les geôliers, laisse entrer la pluie et l'air gelé des longs mois d’hiver. Une civile raconte les menaces régulières de viol et les passages à tabac infligés à celles qui demandaient à voir un médecin. "Cet endroit, c'est l'enfer", résume une autre.
Évacuée sur une civière
Lorsque Victoria y est admise en décembre 2023, elle porte des cicatrices et des entailles sur le corps après son passage dans une prison de fortune à Melitopol. Certaines sont encore fraîches. Dans les premières semaines, elle demande à être entendue par le personnel de Taganrog, en vain. Elle semble agitée. Lorsque, en mars 2024, une délégation locale du Défenseur des droits russe visite la prison, elle est sortie de sa cellule et tenue à l’écart, sans doute pour l'empêcher de poser des questions. A partir de cette période, son état commence à se détériorer progressivement. Une témoin raconte une journée particulièrement éprouvante où la journaliste est visiblement sujette à “une crise de panique”.
Elle cesse progressivement de s'alimenter. Les gardiens la menacent, exercent des pressions sur ses codétenues et tentent de la nourrir de force. "Regardez, on dirait qu'elle a mangé ses joues", raille un jour l’un d’entre eux, ajoutant les moqueries aux mauvais traitements. Son état se dégrade, mais malgré ses demandes répétées, l’administration pénitentiaire refuse de lui donner des médicaments. Il faut attendre juin pour que la journaliste accède enfin à un médecin pour la première fois. Il est déjà tard. Victoria Roshchyna n’a même plus assez de force pour lever la tête de son oreiller. Selon un témoin, elle ne pèse plus qu’une trentaine de kilos lorsqu’elle est finalement évacuée sur une civière au cours du même mois, probablement dans un hôpital de la ville. A ce moment-là, les détenus la croient morte, rapporte un autre témoin clé auquel RSF a eu accès.
Au bout de quelques semaines, la reporter revient finalement à la prison de Taganrog. Retour en enfer. La journaliste est désormais placée à l’isolement mais semble en meilleure forme d’après plusieurs témoignages concordants. Elle marche sans assistance et répond aux appels des gardiens qui, chargés de vérifier qu’elle s’alimente, lui demandent sans cesse "Viens-ici, on ne te voit pas, mange". Fin août, elle parvient à appeler brièvement sa famille. Le 8 septembre, elle est vue pour la dernière fois dans cette prison. Le 19 septembre, elle est déclarée morte par les autorités russes.
A-t-elle été transférée entre le 8 et le 19 septembre ? Si oui où ? Que s’est-il passé dans ce laps de temps? Aucune des témoins auxquels RSF a eu accès n’a pu répondre à ces questions. Si la journaliste est morte comme l’annonce la Russie, pourquoi son corps n’a-t-il pas été rendu près de six mois après les faits? Les demandes d’explications envoyées par RSF au ministère russe de la Défense sont restées sans réponse. Victoria Roshchyna n’a pas trouvé les moyens de revenir de son reportage. Nous continuerons à chercher la vérité. L’enquête continue.
"Cette enquête, menée conjointement avec trois médias ukrainiens, révèle l’ampleur des mauvais traitements infligés à la journaliste, ainsi que la prise en charge médicale extrêmement tardive dont elle a bénéficié, malgré une dégradation rapide de son état de santé. En refusant de la libérer et de lui prodiguer les soins appropriés jusqu’à ce qu’elle ne puisse même plus se lever, la Russie porte une lourde responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Sur ce point, le fait que son corps n’ait pas été rendu à sa famille ne fait que renforcer les suspicions sur les sévices qu’elle a subis et jette un doute supplémentaire sur les circonstances et l’annonce même de sa mort.
Cette enquête a été menée en partenariat avec trois médias ukrainiens qui ont chacun publié leur propre enquête sur Victoria Roshchyna, disponible sur Slidstvo.info, Graty et Suspilne.
Si vous avez des informations sur Victoria Roshchyna ou sur les autres journalistes ukrainiens tués ou détenus par la Russie, vous pouvez nous écrire de manière sécurisée à [email protected]
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