Sri Lanka : qui possède les médias ?
Alors que le pays traverse actuellement une crise politique, Reporters sans frontières (RSF) publie une enquête sur la propriété des médias au Sri Lanka. Elle révèle notamment que la liberté de la presse y est mise à mal par une forte concentration du secteur entre les mains d’une poignée d’acteurs qui, pour la plupart, sont proches du pouvoir.
Vendredi 26 octobre… Quelques instant après l’annonce de la nomination d’un nouveau Premier ministre, Mahinda Rajapakse, des militants fidèles à son parti envahissent les salles de rédaction des différents médias d’Etat pour en dicter la ligne éditoriale.
Ces événements sont l’illustration pour le moins éloquente des conclusions de l’enquête sur la propriété des médias (Media Ownership Monitor, MOM) du Sri Lanka, présentée par RSF à Colombo la veille-même de ces violences. Conduite pendant quatre mois en partenariat avec l’organisation sri-lankaise Verité Research (VR), cette étude est d’ores et déjà disponible sur la plate-forme dédiée au MOM, à l’adresse sri-lanka.mom-ltpszjrkmr.oedi.net/, en versions anglaise, cinghalaise et tamoule.
"La transparence concernant la propriété des médias est absolument cruciale pour la démocratie, en ce qu’elle nous permet de comprendre dans quelle mesure l’information que nous recevons est contrôlée par certains, remarque Deepanjalie Abeywardana, directeur du pôle média de Verité Research. Les affiliations politiques des magnats du secteur ou le contrôle excessif exercé par l’Etat ne peuvent que mener à une information biaisée. Le public a le droit de savoir qui cherche à contrôler ce qu’on lui dit.”
“Il est fondamental que les citoyens aient accès à une information impartiale, en particulier durant les périodes de soubresauts politiques, relève pour sa part Martin Kaul, membre du conseil d’administration de RSF Allemagne, qui a participé au lancement du MOM à Colombo. Avant même le début de cette crise, nos recherches avaient révélé à quel point un fort niveau de concentration des médias, combiné à une absence de mécanismes de régulation, mettent clairement en danger le pluralisme du paysage médiatique sri-lankais.”
Concentration
A partir d’une analyse effectuée sur 46 médias différents, le MOM révèle une première tendance lourde : le très fort niveau de concentration du secteur. En presse écrite, les quatre plus gros propriétaires de journaux se partagent les trois quarts du lectorat – le principal groupe de presse, celui de la famille Wijewardene, détient à lui seul plus de la moitié des publications du pays.
Le niveau de concentration est sensiblement le même pour la radio, où les quatre principaux propriétaires touchent 74% des auditeurs. Il est même encore plus fort dans l’audiovisuel : les quatre géants du secteur se partagent 77% des téléspectateurs.
Autre phénomène préoccupant, cette concentration se retrouve d’un secteur médiatique à l’autre – trois des quatre principaux propriétaires de chaînes de télévision sont aussi, par exemple, trois des plus gros propriétaires de radio. Ce manque de pluralisme, préjudiciable à la liberté de l’information, est notamment dû à l’absence de législation adéquate limitant la concentration.
Proximité politique
Comme c’est souvent le cas dans ce type de configuration, les quelques magnats qui détiennent les groupes de presse sont proches du pouvoir, ce qui pose de sérieux risques quant à l’indépendance éditoriale des journalistes qui travaillent dans ces médias.
Le projet MOM a mené une enquête pour déterminer si des responsables politiques ou des membres de leur famille directe sont actionnaires des groupes qui détiennent les médias. C’est le cas dans plus de la moitié des médias analysés, principalement les grands groupes. Dans la presse écrite, les journaux directement liés à des responsables politiques rassemblent 80% du lectorat.
Aucune législation n’est prévue pour prévenir ce type de conflit d’intérêt avec des parlementaires ou des membres du gouvernement.
Le double jeu de l’Etat
L’Etat fait lui-même partie des principaux propriétaires de médias au Sri Lanka. Problème, c’est aussi le seul régulateur du secteur. L’une de deux sociétés qui détiennent les télévisions d’Etat, la Sri Lanka Rupavahini Corporation (SLRC), est aussi chargée par le gouvernement de réguler le secteur des chaînes privées, et de leur attribuer ou non des licences de diffusion. On retrouve ce même conflit d’intérêt dans le secteur de la radio, avec la Sri Lanka Broadcasting Corporation (SLBC) qui peut annuler la licence d’un de ses concurrents sur demande du gouvernement.
Les diffuseurs radio et audiovisuels doivent par ailleurs obtenir une licence supplémentaire de la commission de régulation des télécommunications, qui est supervisée par le bureau du président de la République. Son directeur actuel n’est autre que le chef de cabinet du président Maithripala Sirisena.
La propriété des médias, un enjeu global
Initiées par RSF, les enquêtes sur la propriété des médias regroupées sur la plate-forme Media Ownership Monitor font partie d’un projet global de recherche et de plaidoyer. Financé par le gouvernement allemand, il a déjà permis d’étudier la propriété des médias dans treize pays : l’Albanie, le Brésil, le Cambodge, la Colombie, le Ghana, le Maroc, le Mexique, la Mongolie, les Philippines, le Pérou, l’Ukraine, la Tunisie et la Turquie. En plus du Sri Lanka, le projet MOM mène cette année des recherches en Egypte, au Liban, au Pakistan et en Tanzanie. Une plate-forme réunit toute ces études à l’adresse http://www.mom-ltpszjrkmr.oedi.net.
Le Sri Lanka figure à la 131e place sur 180 pays dans le Classement mondial de la liberté de la presse de 2018.