Réglementation des logiciels espions : la liberté de la presse ne peut plus attendre
Un règlement européen est actuellement en discussion pour mieux contrôler l’exportation des biens dits à double usage, ces logiciels utilisés notamment pour traquer les journalistes. Reporters sans frontières (RSF) exhorte les pays européens, et particulièrement la France, à tout faire pour trouver un compromis lors de la prochaine réunion du 9 janvier, qui sera décisive pour sauver, ou enterrer le texte.
Plus de deux ans de négociation… pour rien ? Alors qu’un texte visant à limiter l’exportation d’outils de surveillance est sur le point d’être adopté au sein de l’Union européenne, les négociateurs français traînent des pieds pour parvenir à un compromis. Or, les délais inhérents aux processus d’adoption des textes au sein de l’Union européenne sont très lents. Le blocage de la France pourrait donc mettre à mal tout espoir de voir un règlement sur l’exportation des biens dits à double usage adopté avant les élections européennes. “Ce retard persistant des autorités françaises est en train de faire chavirer tout le processus”, confie une source proche du dossier.
Pourquoi la France bloque-t-elle ?
Le point de blocage principal réside dans le mode de mise à jour de la liste des technologies de surveillance qui seront concernées par le règlement. Pour faire adopter un texte avant les élections européennes, des Etats ont consenti à un texte qui permettrait à la Commission d’ajouter et de retirer elle-même des technologies sur la liste concernée par le règlement. En cas de désaccord, un pays aurait la possibilité de sortir de ce processus si une majorité qualifiée s’exprime contre la position de la Commission.
Alors que la France avait initialement soutenu ce compromis, elle s’oppose désormais à cette version du texte. “Incompréhensible”, pour la plupart des observateurs sur place interrogés par RSF. La France, soutenue depuis peu par d’autres pays, privilégie en effet la voie législative. Un processus beaucoup trop lent, qui prendrait des mois, voire des années, pour pouvoir ajouter une technologie sur cette liste. Ce mode de réglementation serait également non pertinent au regard de la vitesse à laquelle les nouvelles technologies sont mises sur le marché.
Contacté par RSF, le service des biens à double usage du ministre de l’Economie, en charge du dossier, n’a pas souhaité expliquer les raisons de ce choix retenu par la France au motif qu’une négociation est en cours, imposant un “embargo sur la communication”. Selon les informations recueillies par RSF, ce sont les ministères des Armées et des Affaires étrangères qui s’opposent à cette version du texte.
“Ces technologies sont aujourd’hui utilisées par des régimes despotiques pour transformer des téléphones portables en mouchard afin de surveiller les journalistes, rappelle Elodie Vialle, responsable du Bureau Journalisme & Technologie. Dans le contexte actuel où la traque des journalistes se fait même lorsqu’ils sont en exil, il est impensable que des Etats européens freinent aujourd’hui l’adoption d’un texte qui vise à protéger les journalistes, ainsi que leurs sources.”
Ne pas ralentir à l’approche de la ligne d’arrivée
En 2016, après avoir découvert que des régimes autoritaires du Moyen-Orient avaient pu compter sur les technologies de surveillance française pour espionner leurs dissidents, la Commission européenne avait décidé de poser les bases d’une nouvelle législation pour mieux contrôler l’exportation de biens à double usage. Pendant deux ans, RSF a joué un rôle actif, aux côtés d’une coalition d’ONG, pour faire avancer ce texte, afin qu’il prenne mieux en compte les droits humains et la nécessité de protéger les sources des journalistes. Fin octobre, des documents internes au Conseil de l’UE révélés par RSF montraient que plusieurs pays, au premier rang desquels la Suède et la Finlande, tentaient de saboter ces efforts.
Sans un changement de cap immédiat de la France qui doit survenir lors de la prochaine réunion de travail le 9 janvier, il sera impossible de faire voter dans les temps un texte sur l’exportation des technologies de surveillance dans le cadre de cette législature. Ce qui prolongerait donc les discussions et l’exportation de ces outils utilisés pour surveiller dissidents et journalistes dans les régimes autoritaires de plusieurs années encore.